27 ans, 7 mois, 10 jours
Dimanche 20 mai 1951
Au fond, je serais bien empêché de dire à quoi je ressemble.
28 ans, 3 jours
Samedi 13 octobre 1951
J’ai cru vaincre le vertige dans mon enfance mais je le sens toujours là, tapi dans mes testicules, dès que j’approche du vide. Un petit combat s’impose alors. J’en ai encore fait l’expérience hier, sur les falaises d’Étretat. Pourquoi le vertige se manifeste-t-il d’abord chez moi par la strangulation des testicules ? En est-il de même chez les autres ? En ce qui me concerne, dans ces moments-là, les couilles sont le centre de tout ; un goulet d’étranglement qui diffuse la peur en gerbes puissantes, vers le haut et vers le bas. Comme si elles se substituaient au cœur pour pulser dans mes veines un geyser de sable qui abrase tout le réseau sanguin, bras, torse, jambes. L’explosion de deux bourses de sable. Naguère elle me paralysait.
28 ans, 4 jours
Dimanche 14 octobre 1951
Demandé à Mona si les ovaires sont eux aussi les sentinelles du vertige. Réponse : non. En revanche, mes testicules se sont à nouveau étranglés quand je l’ai vue s’approcher du bord de la falaise. J’ai eu le vertige à sa place. Couilles empathiques ?
Pendant ces expériences m’est revenue l’anecdote de ce promeneur tombé d’une falaise. Il fait un faux pas, glisse quelques mètres sur des éboulis et bascule dans le vide. Horrifiés, ses amis continuent de hurler quand lui-même cesse d’avoir peur. Il estime que la terreur l’a quitté à la seconde où il s’est su perdu. Sa vie durant, il s’est souvenu de cette perte de l’espoir comme de l’expérience même de la béatitude. C’est le feuillage d’un arbre qui l’a finalement sauvé. La peur est revenue avec l’espoir qu’on le sorte de là.
28 ans, 1 mois, 3 jours
Mardi 13 novembre 1951
Sortie de table à la cantine. Martineau rote discrètement, le poing fermé devant sa bouche. Je constate une fois de plus que le rot de l’autre, qui me donne directement accès à la fermentation de son estomac, m’incommode davantage que ses pets, dont l’odeur me paraît moins intime, plus universelle. En d’autres termes, je me trouve plus indiscret en sentant un rot qu’en humant un pet.
28 ans, 2 mois, 17 jours
Jeudi 27 décembre 1951
Naissance de Bruno. Un bébé nous est né. Installé à la maison comme s’il était là depuis toujours ! J’en reste sans voix. Mon fils m’est un objet de stupeur familière.
28 ans, 3 mois, 17 jours
Dimanche 27 janvier 1952
Devenir père, c’est devenir manchot. Depuis un mois je n’ai plus qu’un bras, l’autre porte Bruno. Manchot du jour au lendemain. On s’y fait.
28 ans, 7 mois, 23 jours
Lundi 2 juin 1952
Réveillé la gorge nouée, la respiration brève, le poumon étriqué, les dents serrées et l’humeur sombre sans raison particulière. Ce que maman appelait : « Faire de l’angoisse. » Fiche-moi la paix, je fais de l’angoisse ! Combien de fois l’aurai-je entendu prononcer cette phrase alors que je ne faisais rien d’autre que de mener à ses côtés ma vie d’enfant trop sage ? Elle avait les sourcils froncés, l’œil noir (son œil si bleu !), un visage qui, si je puis dire, se regardait méchamment de l’intérieur, peu soucieux de l’effet qu’il produisait au-dehors. À Dodo je disais : Qu’as-tu encore fait à maman ?
28 ans, 7 mois, 25 jours
Mercredi 4 juin 1952
Une des manifestations les plus étranges de mes états d’angoisse, c’est cette manie de me dévorer le dedans de la lèvre inférieure. Cela remonte à ma plus petite enfance. Malgré ma résolution de ne plus le faire je m’y adonne à chaque crise avec une cruauté méticuleuse. Dès les premiers symptômes, l’intérieur de ma lèvre semble anesthésié et mes prémolaires s’amusent à y arracher des petits lambeaux d’une peau qui paraît morte. Cela vient sans douleur, comme si je pelais un fruit. Mes incisives jouent quelques secondes avec ces épluchures de moi-même, puis je les avale. Cette autodévoration se poursuit jusqu’à ce que mes dents atteignent une profondeur de ma lèvre où la chair devient sensible à la morsure. Viennent la première douleur et le premier sang. Une limite est atteinte. Il faut arrêter. Mais le désir est grand d’aller titiller cette plaie. Soit en l’approfondissant à petits coups de dents qui accentuent le supplice jusqu’à me faire venir les larmes aux yeux, soit en comprimant la lèvre blessée par un mouvement de succion qui la fait saigner davantage. Le jeu consiste alors à vérifier sur un mouchoir ou sur le dos de ma main la rouge qualité de ce sang-là. Étrange torture que s’inflige depuis l’enfance un type qui n’est pas particulièrement porté aux pratiques masochistes. Je me maudirai pendant tout le temps que durera la cicatrisation, en éprouvant la peur vague d’avoir atteint la limite du supplice au-delà de laquelle cette chair tant sollicitée refusera de cicatriser. Petit rituel hystérique à composante suicidaire pratiqué depuis quand ? Depuis la perte de mes dents de lait ?
29 ans
Vendredi 10 octobre 1952
Mon anniversaire. Je m’en souviendrai ! Brandissant Bruno pour le présenter aux invités comme la huitième merveille du monde, je suis tombé avec lui dans l’escalier. Je suis tombé en avant et j’ai roulé jusqu’au bas des marches. Onze exactement. Instinctivement je me suis refermé sur Bruno. Tout en roulant, j’ai maintenu sa tête contre ma poitrine, je l’ai protégé de mes coudes, de mes biceps, de mon dos, j’étais une coque refermée sur mon fils et nous roulions jusqu’au bas des marches dans un grand concert de hurlements. Tous les invités étaient arrivés. J’ai senti le tranchant des marches contre le dos de mes mains, les os de mon bassin, mes rotules, mes chevilles, ma colonne vertébrale, mes épaules, mais je savais, tout en roulant, la poitrine creusée et l’estomac rentré, que Bruno était parfaitement en sécurité contre moi. Je me suis instinctivement métamorphosé en amortisseur humain. Bruno n’aurait pas couru plus de risque enveloppé dans un matelas. Je n’ai pourtant jamais fait de judo, pas appris à tomber. Manifestation spectaculaire de l’instinct paternel ?