29 ans, 2 mois, 22 jours
Jeudi 1er janvier 1953
Hier soir réveillon chez R. Distribution de cigares. Débat sur les mérites comparés de Cuba, Manille et je ne sais quels autres pays producteurs de tabac. Mon avis est requis. Mais, à voir ces connaisseurs couper leurs barreaux de chaise avec componction, je n’ai pu m’enlever de l’idée que l’anus, sectionnant l’étron, remplit la fonction d’un coupe-cigare. Et le visage, dans les deux circonstances, arbore la même expression appliquée.
29 ans, 5 mois, 13 jours
Lundi 23 mars 1953
Je ne pensais pas qu’un enfant pouvait naître en souriant. C’est pourtant le cas de Lison, née cet après-midi, à cinq heures et dix minutes, ronde, lisse, reposée, avec le sourire d’un petit bouddha massif et chauve, qui pose sur le monde un regard où réside une intention d’apaisement manifeste. Mon premier réflexe devant un nouveau-né — c’était déjà le cas à la naissance de Bruno — n’est pas de jouer au puzzle des ressemblances mais plutôt de chercher sur ce visage tout neuf les signes d’un tempérament. Ma petite Lison, méfie-toi d’un père qui, d’entrée de jeu, t’attribue la faculté de pacifier le monde.
29 ans, 7 mois, 28 jours
Dimanche 7 juin 1953
Cette différence entre le câlin de pure tendresse et celui que l’on consent pour en finir avec les pleurs. Dans le premier cas le bébé se sent au centre de l’amour, dans le second il sent l’envie de le jeter par la fenêtre.
30 ans, 1 mois, 4 jours
Samedi 14 novembre 1953
D’où vient à Mona cette aisance dans la manipulation des bébés ? J’ai toujours peur, moi, de les casser. D’autant que, Lison dans mes bras, Bruno trépigne pour lui faucher la place. Déficience de la langue française : manchot j’étais en portant Bruno, manchot je demeure en portant Bruno et Lison. Qu’on ait perdu un bras ou les deux, on ne dispose que d’un seul mot : manchot. Les unijambistes et les culs-de-jatte sont mieux traités, les borgnes et les aveugles aussi.
30 ans, 3 mois, 18 jours
Jeudi 28 janvier 1954
Ce rêve inracontable. L’angoisse me réveille à cinq heures du matin. Plus exactement, je sais que l’angoisse m’attend à la sortie du sommeil. Je dors encore mais je sens que je vais être arraché à mon sommeil par le forceps de l’angoisse, le cœur saisi comme une tête d’enfant. Ah, pas cette fois, non ! Je ne le veux pas ! Non ! Par une habile torsion mon cœur s’arrache à cette pince et mon corps échappe à l’angoisse ; il replonge dans le sommeil avec une aisance de marsouin, sommeil qui a changé de nature, ou plutôt de texture, sommeil devenu matière lucide d’un bien-être familier, refuge où l’obtuse angoisse ne pourra pas m’atteindre, un sommeil qui COMPREND TOUT : Mon corps vient de plonger dans les Essais de Montaigne ! Sur quoi, je me réveille et note aussitôt que je me suis réfugié dans la fluide épaisseur des Essais, la matière même de ce livre, de cet homme !
Interruption de deux ans. Ici encore la tenue du journal a cédé la place à la construction du bonhomme social. Ascension professionnelle, bagarres politiques, débats en tout genre, articles, discours, rencontres, voyages aux quatre coins du monde, conférences, colloques, matière première de ces Mémoires que, trente ans plus tard, Étienne voulait absolument que j’écrive. Mona n’avait pas la même vision des choses : On sauve le monde, on sauve le monde, mais loin des nourrissons ! De fait, Bruno m’a souvent reproché de s’être senti orphelin pendant cette période. De là, sans doute, notre mésentente.
32 ans, 4 mois, 24 jours
Lundi 5 mars 1956
En accueillant Tijo à sa sortie de prison, ce matin, je me suis brusquement ressouvenu de sa naissance. Ou, plus exactement, que je l’ai vu naître ! Au sens propre, « en direct », surgir entre les cuisses de Marta, paupières et poings serrés, comme s’il plongeait dans la vie absolument déterminé à en découdre, déjà. J’avais dix ans, et j’avais complètement refoulé cette image. Mais de le voir ce matin expulsé par le portillon de la maison d’arrêt (une fente découpée dans l’immense tôle noire du portail, lui-même enchâssé dans la pierraille rousse du mur d’enceinte) m’a instantanément rappelé son apparition entre les cuisses de Marta, laquelle gueulait avec ampleur, ce qui avait dû me pousser à ouvrir la porte de sa chambre, et Violette, pas plus inquiète que ça des mugissements de sa plantureuse belle-sœur, m’avait chassé, « Mais qu’est-ce que tu fiches là toi, allez, ouste ! », et j’avais claqué la porte pour coller aussitôt mon nez à la fenêtre et voir Violette brandir Tijo tout entier, Violette hilare, en dépit de ses mains ensanglantées, Marta en sueur dans un lit marécageux, Tijo noiraud et cramoisi, gueulant à son tour de tous ses poumons, moi-même soudain arraché de la fenêtre par une force gigantesque et me trouvant face à un Manès livide, fumant de gnôle, et qui me demande, comme si ma vie dépendait de ma réponse : Alors, c’est un gars ou une garce ? C’était un gars. Mais si petit qu’à peine baptisé Joseph (en l’honneur de Staline) il est devenu Tijo. Le portillon de la prison s’est refermé dans son dos, Tijo a jeté un œil à droite et à gauche sur ses perspectives de liberté, avant de m’apercevoir sur le trottoir d’en face, et de largement m’ouvrir les bras en se marrant.
32 ans, 5 mois, 1 jour
Dimanche 11 mars 1956
Bruno passe une partie de la matinée langue mollement pendante, comme une langue de chien rêveur. Quand je lui demande la raison de cette exhibition, il répond, le plus sérieusement du monde : Ma langue s’ennuie à l’intérieur, alors de temps en temps je la sors. Le petit garçon se vit encore comme un puzzle éparpillé. Il fait connaissance avec les éléments qui le constituent comme avec des camarades de rencontre. Il sait très bien qu’il s’agit là de sa langue, il n’en doute pas une seconde, mais il peut jouer encore à la croire étrangère, à la sortir comme on sort le chien. Sa langue et lui, mais aussi son bras, ses pieds ou son cerveau — il converse beaucoup avec son cerveau ces temps-ci : Taisez-vous je parle à mon cerveau ! — , tous ces morceaux de lui-même peuvent encore le séduire. Dans quelques mois il ne prononcera plus ce genre de phrases, dans quelques années il ne voudra pas croire qu’il les a prononcées.
32 ans, 6 mois, 9 jours
Jeudi 19 avril 1956
Tijo me fait observer que quand j’éternue je dis ATCHOUM, littéralement. Il y voit un souci d’orthodoxie. Toi et tes bonnes manières ! Tu es si bien élevé que si ton cul pouvait parler, il dirait « prout ».