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32 ans, 10 mois

Vendredi 10 août 1956

En regardant les enfants se brosser les dents avec soin, je dois m’avouer que je n’applique aucune des consignes que Mona et moi leur imposons : trois brossages quotidiens sans penser à autre chose, les dents du haut d’abord — de haut en bas s’il vous plaît ! — , les dents du bas ensuite — de bas en haut s’il vous plaît ! — , devant et derrière, et pour finir long brossage circulaire, méthodique et patient, trois minutes minimum. Chez moi ne survit que le brossage du soir, hâtif et désordonné, histoire de ne pas imposer à Mona un arrière-goût de dîner. En d’autres termes, je n’aime pas me brosser les dents. J’ai beau savoir que le calcaire fait son travail de banquise, que l’âge venant il me fera un jaune sourire déchaussé, qu’un jour ou l’autre il faudra attaquer cette muraille au marteau piqueur, que le bridge et le dentier me guettent, rien n’y fait, la perspective de me laver les dents me rappelle aussitôt d’autres tâches plus urgentes, poubelles à sortir, coup de téléphone à passer, ultime dossier à boucler… Tout se passe comme si la procrastination, que j’ai vaincue très tôt sur tous les fronts, avait dressé son camp retranché dans cette affaire d’hygiène dentaire. À quoi cela tient-il ? À l’ennui. Élevé ici au rang d’une métaphysique. Me brosser les dents c’est l’antichambre de l’éternité. Il n’y a que la messe pour m’ennuyer davantage.

33 ans, 18 jours

Dimanche 28 octobre 1956

Mona et Lison en vadrouille, j’ai passé toute la journée seul avec Bruno. En dehors d’une heure de sieste comateuse, il n’a cessé de gigoter, de produire du mouvement, et l’intuition m’est venue qu’aucun adulte au monde, si jeune, si costaud, si entraîné, si infatigable soit-il, aucun adulte à l’apogée de sa puissance nerveuse et musculaire ne saurait produire, dans la même journée, la moitié de l’énergie dépensée par ce corps de tout petit garçon.

33 ans, 4 mois, 17 jours

Mercredi 27 février 1957

Sorti ce matin sans m’être assez couvert. Le froid a sauté sur mes épaules et m’a pénétré. Par les grosses chaleurs j’éprouve la sensation inverse. L’hiver nous envahit, l’été nous absorbe.

33 ans, 4 mois, 18 jours

Jeudi 28 février 1957

Être à température, voilà toute mon ambition.

33 ans, 5 mois, 13 jours

Samedi 23 mars 1957

Réveillé la bouche amère et l’humeur sombre. Je suis décidément incapable de résister à la bouffe, que la compagnie soit plaisante ou pénible. Dans le premier cas, je mange par entrain, dans le second par ennui, dans les deux cas je mange et bois trop, sans envie réelle de manger ou de boire. Le lendemain la sanction est là : réveil amer, la bouche et l’humeur pleines de fiel. Pour ce qui est d’hier soir je soupçonne une ventrée de saucisson au pain beurré et trois whiskies à l’apéritif. Beurre et saucisson n’ont pas passé la douane. Ni d’ailleurs la plâtrée de cassoulet qui a suivi. (Resservi combien ? Deux fois ? Trois fois ?) L’amertume matutinale dénonce le tout à ma haute autorité, qui me reproche une fois de plus de ne pas m’être contrôlé. À l’apéritif, je dévore comme un moineau mécanique. Les petites assiettes appellent la pioche. Je pioche et je bavarde, je bavarde et je pioche. Un moineau. Ce rapport entre la nourriture et l’ennui — ou l’entrain — date de ma plus haute enfance. Du temps où maman me faisait faire « la jeune fille de la maison », autrement dit passer les zakouskis aux invités en m’interdisant de me servir moi-même. La sanction aussi remonte à loin : C’est de l’huile de foie de morue que j’avais, ce matin, dans la bouche.

33 ans, 5 mois, 14 jours

Dimanche 24 mars 1957

Ce soir, merde lourde et collante. Deux chasses d’eau ne suffisent pas à décoller les chiures sur la céramique ni à effacer les traces brunes au fond de la cuvette. D’où balayette. Et là, révélation : dans mon enfance je ne savais pas à quoi servait la balayette des cabinets. Je la prenais pour un ornement, avec sa tête de porc-épic perpétuellement plongée dans une gamelle immaculée. Elle m’était familière et littéralement insignifiante. Parfois, je la transformais en jouet, sceptre que je brandissais assis sur le trône. Cette ignorance tenait à ce que les crottes des petits enfants ne collent pas ou peu à la cuvette. Elles glissent d’elles-mêmes et disparaissent dans la cataracte sans laisser de trace. Restes d’ange. Foin de balayette. Et puis un jour, la matière prend le dessus. Ça résiste. La matière fait cal. On n’y attache pas d’importance — on ne regardait jamais le fond de la cuvette — jusqu’à ce que l’adulte de service vous fasse observer la chose et exige la propreté des lieux.

Quand donc ai-je fait pour la première fois ce geste de brossage qui aujourd’hui s’impose assez souvent à moi ? L’événement n’est pas consigné dans ce journal. Ce fut pourtant un jour important de ma vie. Une perte d’innocence.

Ce genre de lacune me confirme dans ma prévention contre les journaux intimes : ils ne saisissent jamais rien de déterminant.

33 ans, 6 mois, 11 jours

Dimanche 21 avril 1957

Jardin zoologique de Vincennes. Comme nous rêvassons, Lison, Bruno, Mona et moi devant un couple de chimpanzés occupés à s’épouiller (keskifonpapa ?), je songe à cette expression animale de l’intimité propre à presque toutes les femmes que j’ai connues : la chasse aux points noirs. La peau de ma poitrine pincée entre les deux pouces et le comédon lentement expulsé par la jonction des ongles. La mine que Mona prend alors ! Quant à moi, coup d’œil au ver blanc à tête noire échoué sur son ongle, je me soumets à cet accouchement avec le stoïcisme rêveur du camarade chimpanzé.

33 ans, 6 mois, 13 jours

Mardi 23 avril 1957

C’est l’oxydation du sébum au contact de l’air qui fait sa tête noire au comédon. Cet amas graisseux de débris cellulaires reste d’un blanc irréprochable tant qu’il demeure sous la protection du derme. Dès qu’il le perce, il noircit. Le vieillissement n’est rien d’autre que ce phénomène d’oxydation généralisé. Nous rouillons. Mona me dérouille.

33 ans, 6 mois, 21 jours

Mardi 1er mai 1957

Repensé à cette poussée graisseuse de l’adolescence en me lavant les cheveux, ce matin. Depuis cette époque, un jour de retard me les fait sentir étrangers à mon crâne, serpillière tombée par hasard sur ma tête. En d’autres termes je me lave les cheveux pour les oublier.

33 ans, 9 mois, 5 jours