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Lundi 15 juillet 1957

En pissant dans les toilettes de la cantine alors que mon prépuce se remplissait et que j’en éliminais le contenu avant d’ouvrir les vannes pour de bon, je me suis ressouvenu qu’à douze ou treize ans je maîtrisais mal le jet. Défaut de maturité, acte de résistance à maman, appropriation animale du territoire ? Pourquoi l’homme des chiottes publiques pisse-t-il systématiquement à côté de la cible ? Puis, maman ayant cessé de me faire remarquer mes débordements, je me suis mis à pisser dans le mille.

33 ans, 9 mois, 8 jours

Jeudi 18 juillet 1957

À propos de l’homme qui pisse, Tijo aime à raconter l’histoire suivante :

HISTOIRE DÉLICATE DE L’HOMME À L’URINOIR

Un homme se trouve debout devant un urinoir, les mains écartées, tétanisées, visiblement incapable de faire le moindre geste. Son voisin, occupé à se reboutonner, s’enquiert obligeamment de ce qui lui arrive. L’homme, très gêné, montrant ses mains pétrifiées, lui demande s’il aurait la gentillesse de bien vouloir lui ouvrir la braguette. L’autre, bon chrétien, s’exécute. Alors, l’homme, de plus en plus gêné, lui demande s’il pousserait l’obligeance jusqu’à sortir son sexe. Ce que l’autre fait, très embarrassé mais il le fait. Et bien sûr, pris dans l’engrenage de la charité, le voilà obligé de tenir la queue du pauvre infirme pour qu’il ne s’asperge pas les pieds. L’autre pisse dru, avec un soulagement qui lui humecte les paupières. Une fois la chose faite, l’homme aux mains tétanisées demande à son bienfaiteur s’il ne pourrait pas la lui… pourriez-vous me la… me l’égoutter, s’il vous plaît ? Et ainsi de suite : me l’égoutter, me la remettre en place, remonter ma braguette… Une fois remballé, l’homme sert chaleureusement les mains de son bienfaiteur, lequel, sidéré de voir fonctionner ces deux mains qu’il croyait paralysées, lui demande ce qui l’empêchait d’opérer par lui-même.

— Moi ? Oh ! rien, rien du tout, mais si vous saviez comme ça me dégoûte !

33 ans, 11 mois, 4 jours

Samedi 14 septembre 1957

Rencontré un certain Roland sur le boulevard Saint-Michel. Impossible de me rappeler son nom. Impossible de donner un nom à ce visage vaguement familier. Impossible de me rappeler les raisons de cette familiarité. Qui est cet homme avec qui, si je l’en crois, nous avons été proches, et dans des circonstances inoubliables ? Fanche, à qui je parle de cette rencontre en décrivant l’homme en question, me dit : Mais c’est Roland ! C’était un de mes blessés, en même temps que toi, juste avant la fin, tu ne t’en souviens pas ? Fanche a beau accumuler les détails — un dynamiteur ! Il s’est tiré d’une embuscade les tripes à l’air —, ce Roland ne se reconstitue pas. Mon amnésie l’a vidé de sa substance. Il n’est plus qu’une forme d’homme flottant en un lieu perdu de ma mémoire. Et, bien sûr, son nom véritable ne m’en dit pas plus que son pseudonyme de maquisard. Cela m’arrive assez souvent et depuis toujours. Quelque chose, en mon cerveau, ne remplit pas sa fonction. La mémoire est l’outil le moins fiable de ma panoplie. (Sauf en ce qui concerne les aphorismes de papa et les maximes qu’il me faisait apprendre, absolument indélébiles.) Au moins, conclut Fanche, si les boches t’avaient torturé, tu n’aurais rien lâché, toi.

34 ans, 1 mois, 25 jours

Jeudi 5 décembre 1957

Mes semblables, mes frères, tous occupés, comme moi, à se curer le nez au feu rouge, dans leur voiture. Et tous, quand ils se sentent observés, de s’interrompre, comme si on les avait pris en flagrant délit de cochonnerie. Étrange pudeur. C’est une occupation très saine, pourtant — même délassante —, le curage au feu rouge. Le bout de l’ongle explore la narine, déniche la crotte, circonscrit ses contours, la décolle doucement, finit par l’extraire. Le tout est qu’elle ne soit pas gluante, c’est toute une affaire alors de s’en débarrasser. Mais quand elle a la consistance élastique et molle de la pâte à pizza, quel plaisir de la rouler sans fin entre le pouce et l’index !

34 ans, 1 mois, 27 jours

Samedi 7 décembre 1957

Et si la crotte de nez n’était qu’un prétexte ? Prétexte pour jouer avec cette poupée de cartilage que constitue le bout de notre nez. À quoi pensait-il, cet automobiliste ? À quoi pensais-je moi-même avant de l’observer ? À rien dont je me souvienne. Rêverie latente, en attendant que le feu passe au vert. C’est à ça que nous sert ce cartilage : attendre patiemment que la vie reprenne. Hypothèse confirmée ce soir par le spectacle de Bruno sagement assis dans la baignoire, occupé à tortiller son prépuce autour de son index, avec au visage la même inexpression qu’un automobiliste au feu rouge. Notre prépuce, le bout de notre nez, les lobes de nos oreilles ne sont pas à proprement parler des objets transitionnels. Investis d’aucune représentation particulière ils ne jouent pas le rôle symbolique dévolu à la poupée ou au doudou. Ils se contentent d’occuper nos doigts quand notre esprit est ailleurs. Rappel discret de la matière à la pensée qui vagabonde. Cette mèche de cheveux que je tortille en lisant Crime et châtiment me murmure que je ne suis pas Raskolnikov.

34 ans, 4 mois, 22 jours

Mardi 4 mars 1958

Ce pigeon mort, sur la grille de la bouche d’égout. Je détourne les yeux, comme si je risquais d’« attraper quelque chose » à regarder ça. Pur fantasme de pollution visuelle ! Il y a quelque chose de particulièrement infectieux dans l’image d’un oiseau mort. Une préfiguration de pandémie. Les hérissons, les chats, les chiens écrasés, les charognes de chevaux et même les cadavres d’hommes ne me font pas cet effet. Enfant, les poissons étaient trop vivants dans ma main, ce pigeon dans le caniveau est trop mort.

34 ans, 6 mois, 9 jours

Samedi 19 avril 1958

Je veille à la cuisson des œufs coque pendant que Lison dessine en silence, la main refermée sur son bout de crayon. Le dessin achevé, elle me le montre et je m’écrie oh le beau dessin sans quitter des yeux la trotteuse de ma montre. C’est un homme qui crie dans sa tête, précise l’artiste. C’est bien ça : de la tête d’un homme soucieux jaillit une tête hurlante en deux ovales et quelques traits qui disent tout. Il en va des dessins d’enfants comme des œufs à la coque, chefs-d’œuvre chaque fois uniques mais si nombreux en ce monde que ni l’œil ni les papilles ne s’y arrêtent. Qu’on en isole un seul pourtant, cet œuf dominical ou cet homme qui crie dans sa tête, qu’on se concentre absolument sur la saveur de l’œuf et le sens du dessin, l’un et l’autre s’imposent alors comme merveilles fondatrices. Si toutes les poules sauf une venaient à disparaître, les nations se battraient pour posséder le dernier œuf, car rien au monde n’est meilleur qu’un œuf à la coque, et s’il ne restait qu’un seul dessin d’enfant, que ne lirions-nous pas, dans ce dessin unique !

Lison est à l’âge où l’enfant engage son corps entier dans le dessin. C’est tout le bras qui dessine : épaule, coude et poignet. Toute la surface de la page est requise. L’homme qui crie dans sa tête se déploie sur une double feuille arrachée à un cahier. La tête hurlante jaillissant de la tête soucieuse (soucieuse ou sceptique ?) occupe la totalité de l’espace disponible. Dessin en expansion. Dans un an, l’apprentissage de l’écriture aura raison de cette ampleur. La ligne dictera sa loi. Épaule et coude soudés, poignet immobile, le geste se trouvera réduit à cette oscillation du pouce et de l’index qu’exigent les minutieux ourlets de l’écriture. Les dessins de Lison pâtiront de cette soumission à qui je dois ma calligraphie de greffier, si parfaitement lisible. Une fois qu’elle saura écrire, Lison se mettra à dessiner de petites choses qui flotteront dans la page, dessins atrophiés comme jadis les pieds des princesses chinoises.