34 ans, 6 mois, 10 jours
Dimanche 20 avril 1958
À regarder Lison dessiner, j’ai revécu mon apprentissage de l’écriture. De sa guerre, mon père avait rapporté quantité d’aquarelles où il avait saisi tout ce qui n’était pas affecté par le grand pilonnage. Des villages entiers pendant les premiers mois, puis des maisons isolées, puis des bouts de jardin, des massifs de fleurs, une fleur toute seule, un pétale, une feuille, un brin d’herbe, par une sorte de saisie décroissante de son environnement de soldat qui disait l’absolue dévoration de la guerre. Uniquement des images de paix. Pas un seul champ de bataille, pas un drapeau, pas un cadavre, pas un brodequin, pas un fusil ! Rien que des restes de vie, des miettes colorées, des éclats de bonheur. Il en avait des cahiers et des cahiers. Dès que ma main put se refermer sur un crayon, je m’amusai à détourer ces aquarelles. Loin de s’en offusquer, papa me guida ; sa main sur la mienne il m’aidait à donner à la réalité que ses pinceaux avaient ébauchée le contour le plus exact possible. Du dessin, nous passâmes à l’écriture. Sa main toujours guidant la mienne, un porte-plume en place du crayon, il me faisait ourler des lettres après m’avoir fait détourer des marguerites. C’est ainsi que j’ai appris à écrire : en passant des pétales aux hampes et aux jambages. Trace-les avec soin, ce sont les pétales des mots ! Je n’ai jamais retrouvé ces cahiers d’aquarelles, disparus dans le grand autodafé maternel, mais il m’arrive encore de sentir la main de mon père sur la mienne dans le plaisir enfantin que j’éprouve à bien ourler mes lettres.
35 ans, 1 mois, 18 jours
Vendredi 28 novembre 1958
Manès s’est fait tuer par un taureau qui l’a écrasé contre le mur de son étable. Quand Tijo me l’a annoncé, avant même le chagrin j’ai ressenti physiquement le choc, la distorsion des côtes, l’éclatement de la cage thoracique, l’explosion des poumons, la stupeur et, Manès étant Manès jusqu’au bout, un dernier éclat de fureur. Éloge funèbre de Tijo : Ça devait finir comme ça, il tapait les bêtes.
35 ans, 1 mois, 22 jours
Mardi 2 décembre 1958
La fameuse madeleine de Proust a frappé un grand coup après l’enterrement de Manès (où Fanche, Robert et moi avons dû jouer une partition officielle parmi le ban et l’arrière-ban du Parti et de la Résistance). Retour à la ferme, comme Robert débouchait des bouteilles, Marianne a posé devant moi une tartine de raisiné et un bol de lait froid, au prétexte que c’était l’« heure du goûter » et qu’il fallait que je me « refasse ». Le bol, la tartine, la compagnie fraternelle de Robert et Tijo, les expressions de Marianne citant Violette («hein mon petit gaillard ! ») auraient suffi à me rappeler ces moments de mon enfance, mais le véritable voyage s’est fait sur la tartine de raisiné elle-même, cette confiture de raisin framboise imaginée par Violette pour mes « quatre heures ». J’ai trempé la tartine dans le lait froid, moins par envie réelle (je digère assez mal le lait aujourd’hui) que pour jouer au jeu du souvenir avec Marianne. Ce parfum de framboise un peu chanci, ce dégradé de rouge, de mauve et de bleu sur le blanc du lait, la première bouchée fraîche et spongieuse, le croustillant latéral de la croûte, le velouté un rien grumeleux du raisiné entre la langue et le palais — pas tout à fait de la gelée, plus tout à fait de la confiture —, la diffusion du souvenir par l’accord instantané de tous ces éléments m’ont aussitôt ramené à la certitude d’avoir été cette bouchée au point de l’être encore ! Je suis allé jusqu’au bout de ma tartine et de mon bol en refusant les verres que Robert me tendait (Arrête ça, bois un coup). Tijo s’est exclamé : C’est pourtant vrai qu’il l’aime, son raisiné ! Tu ne le mangeais pas pour faire plaisir à Violette, alors ? Tu aimais vraiment ça ? Bien sûr, ai-je répondu, pas vous ? Plutôt crever ! Et voilà éclairé d’une lumière nouvelle tout un pan gastronomique de mon enfance. Là où je me croyais privilégié par Manès et Violette (Personne ne touche au raisiné, c’est pour le petit, faut qu’il se refasse !), j’étais en réalité celui grâce à qui on écoulait le stock d’une confiture abhorrée. Et quand il m’arrivait d’en offrir à l’un ou à l’autre, leurs refus terrorisés (non merci, si Manès le savait !) n’étaient que l’expression d’un lâche soulagement. Et tous de m’avouer aujourd’hui qu’ils détestaient le raisiné de Violette, avec son « parfum de vomi » et son « arrière-goût de poussière ». C’est pas difficile, conclut Robert, si les boches nous en avaient filé, on aurait tout avoué !
Mais Violette, ai-je demandé, elle l’aimait, elle, son raisiné ?
Pas certain. Il se trouve que j’étais entré par hasard dans la cuisine le jour où elle avait tenté l’expérience de cette confiture (ouvre le bec et goûte-moi ça !) et j’avais manifesté une telle extase — puis une telle fidélité dans l’extase — qu’elle n’avait jamais osé cesser la production.
35 ans, 1 mois, 23 jours
Mercredi 3 décembre 1958
Une histoire du goût ne saurait être dissociable d’un traité de la suggestion.
35 ans, 1 mois, 24 jours
Jeudi 4 décembre 1958
Toujours à l’enterrement de Manès, Fanche me dit : Toi, mon pétard, tu te déguiserais en Apache, en Pygmée, en Chinois ou en Martien, je te reconnaîtrais à ton sourire. Et de s’interroger sur ces émanations du corps que sont la silhouette, la démarche, la voix, le sourire, l’écriture, la gestuelle, la mimique, seules traces laissées en nos mémoires par ceux que nous avons vraiment regardés. De son frère, pulvérisé dans son avion de chasse, Fanche dit : Les lèvres, la bouche, oui, peuvent être mises en pièces, mais le sourire, non, impossible. Elle se souvient aussi de sa mère par le biais de sa minuscule écriture, dont elle évoque avec émotion les boucles parfaitement formées des r, et des v.
De ma mère à moi, il me reste l’image d’un regard qui réclamait des comptes. « As-tu mérité ton existence ? » Deux yeux exophtalmiques et une voix pointue. Elle croyait son regard perçant, il n’était qu’exorbité, sa voix primesautière, elle n’était que pointue. Le souvenir de ces yeux et de cette voix me rappelle moins une personne qu’une attitude : l’autorité obtuse, méchante, qu’elle mettait à « faire le bien » en piquetant sa charité de petits préceptes moraux, nauséabonds comme des pets de l’âme. C’était pourtant une jolie femme, aux boucles blondes, au regard lumineux, au sourire éclatant, toutes les photos l’attestent. À Fanche, je dis : Ne te fie pas à mon sourire, c’est celui de ma mère.