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35 ans, 1 mois, 25 jours

Vendredi 5 décembre 1958

On n’a jamais retrouvé le corps de maman. Disparue probablement sous les décombres du tunnel National, le 27 mai 44. Elle était allée en ville relever ses loyers. Les Alliés ont bombardé, cet après-midi-là. Dès le hurlement des sirènes, il y eut un grand mouvement de population vers la gare Saint-Charles toute proche de son immeuble. On suppose qu’elle s’est réfugiée sous le tunnel elle aussi. Hélas, c’était la gare qui était visée, le tunnel s’effondra sous le pilonnage. Beaucoup de morts et de disparus. Ironie du sort, l’immeuble, lui, est le seul du quartier à n’avoir pas été touché. C’est une lettre de l’oncle Georges, deux mois plus tard, qui m’a annoncé la disparition de maman. Et que j’héritais de cet immeuble.

35 ans, 6 mois, 22 jours

Samedi 2 mai 1959

Mon regard tombe sur Lison, tout à fait immobile, mais étonnamment animée de l’intérieur. Elle me sourit et, sans bouger davantage, me dit : Mon corps ne danse pas, mais mon cœur, lui, il danse. Oh ! ma Lison ! Le bonheur sans autre raison que le bonheur d’être. Je la connais encore parfois, moi aussi, cette jubilation intérieure qui fait danser mon cœur certains jours où je contrains mon corps à se tenir tranquille. Aux réunions de synthèse par exemple, quand Bertholieu, son pince-nez d’un autre temps à moitié recouvert par ses monstrueux sourcils, nous cause « diffraction » et « lignes de convergence, messieurs ». Danse, mon cœur, danse !

36 ans, 4 mois, 11 jours

Dimanche 21 février 1960

Hier, jour de pluie. Bruno joue aux cow-boys et aux Indiens avec les petites figurines que l’oncle Georges lui a offertes pour son anniversaire. Une heure entière d’attaques et de contre-attaques, d’offensives, de replis stratégiques, de calumets de la paix, de trêves rompues, d’encerclements, de percées foudroyantes, de prises à revers qui se terminent par la défaite sanglante des cow-boys, massacrés jusqu’au dernier. Une heure d’agitation extrême dans un corps à peu près immobile. L’adulte que je suis le regarde jouer avec un étonnement d’ethnologue — étais-je ainsi à huit ans ? Quelles sensations éprouverais-je si je me mettais à jouer aujourd’hui aux cow-boys et aux Indiens pendant une heure ou deux ?

Vérification faite cet après-midi. Pendant que Mona emmène les enfants au Jardin d’Acclimatation (non, papa ne vient pas avec nous, il travaille), je m’assieds en tailleur sur le tapis de Bruno. À peine ai-je disposé mes troupes en ordre de bataille que mon corps manifeste, par une crampe, le sentiment de perdre un temps précieux. Trop grand pour jouer aux petits soldats. Trop volumineux pour m’enfermer dans cette boîte à images. Pendant ce temps, au Jardin d’Acclimatation, les enfants sont enchantés par les miroirs déformants. Moi aussi, dira Mona à son retour. Comme si j’étais redevenue petite fille !

36 ans, 7 mois, 3 jours

Vendredi 13 mai 1960

Pour annoncer qu’il va pisser, Tijo lâche invariablement la même formule : Bon, je vais me laver les mains au pied d’un arbre. Aujourd’hui, après le déjeuner, une pulsion étrange m’a fait prendre l’expression au pied de la lettre. Je me suis passé les mains sous mon propre jet. À ma connaissance, je ne l’avais jamais fait, même enfant. J’ai été surpris par la chaleur de mon urine. Presque une sensation de brûlure. Nous sommes des alambics en ébullition permanente. Pas plus consistants que des méduses, nous nous propulsons en pissant chaud. Savoir ce qui m’a pris de faire cette expérience, aujourd’hui, à l’âge de trente-six ans, après avoir négocié un contrat de la plus haute importance avec nos fournisseurs allemands, est en soi un sujet de réflexion.

36 ans, 10 mois, 1 jour

Jeudi 11 août 1960

À Mérac, que Tijo, Robert et Marianne nous ont vendu (grâce à quoi Robert a pu enfin acheter son garage), la chaudière et la douche ont rendu l’âme. J’offre donc aux enfants les joies du débarbouillage à l’ancienne dans le grand tub en zinc où Violette me récurait il y a trente ans (il attendait la relève des générations dans l’ombre de la buanderie). J’y vais comme elle à l’arrosoir, au savon de Marseille et au gant de toilette, traquant bourrelets, replis, tous les recoins où se calfeutre la crasse, où la sueur irrite la chair en bourbouille. Lison et Bruno trépignent, braillent, protestent que « c’est mouillé », que « c’est froid », que « ça pique », comme moi à leur âge sans doute, mais je continue, sans pitié pour leur souffle court et leurs claquements de dents, car ce n’est pas avec mon supplice d’enfant que je renoue ici mais avec les gestes de Violette, la précision brutale de sa traque, derrière les oreilles, au fond du nombril, entre les orteils, à l’eau froide et sans trop se soucier si ce grand savonnage me piquait les yeux ou m’enflammait les narines, moi protestant d’abord, puis vite ravi de tournoyer entre ces mains efficaces, jouant à m’échapper après le rinçage, à faire claquer la plante mouillée de mes pieds sur le ciment de la buanderie, hurlant d’être poursuivi par un grand drap fantôme, et rattrapé, et bouchonné, et frictionné au camphre, talqué parfois si l’exigeait le sillon rougi de mes fesses, toutes choses que je fais subir aujourd’hui à ma progéniture, qui n’a pas l’air aux anges, elle, il faut bien le reconnaître. Lison dit vite, vite, vite, en aspirant l’air de ses lèvres serrées, («fit’, fit’, fit' »…), Bruno en appelle officiellement à la réparation de la chaudière, et je débarbouille, au gant, au savon, chaque fois stupéfait par la densité de ces petits corps, comme si je manipulais de l’énergie à l’état brut, toute l’énergie de deux existences à venir fantastiquement ramassée dans cette chair d’enfant si compacte, sous cette peau si douce. Plus jamais ils ne seront aussi denses, ni les traits de leurs visages aussi nets, ni si blanc le blanc de leurs yeux, ni leurs oreilles si parfaitement dessinées, ni tissé si serré le grain de leur peau. L’homme naît dans l’hyperréalisme pour se distendre peu à peu jusqu’à finir en un pointillisme très approximatif avant de s’éparpiller en poussières d’abstraction.

36 ans, 10 mois, 2 jours

Vendredi 12 août 1960

Moi, enfant, je n’avais pas de consistance.

36 ans, 11 mois, 7 jours

Samedi 17 septembre 1960

Hier au dîner, le vieux général M.L., blessé à Verdun, dit du testicule qu’il y a perdu : C’est tout ce que j’ai laissé sur l’ossuaire de Douaumont. Il a néanmoins engendré une de ces familles nombreuses dont les militaires ont le secret. Sans la guerre, conclut-il arithmétiquement, j’en aurais fait le double. Sa femme ne relève pas.

36 ans, 11 mois, 21 jours

Samedi 1er octobre 1960

Au square, Bruno et un garçonnet de son âge sacrifient au rituel immémorial de comparer leurs biceps. Deux petits bras pliés à angle droit, deux poings fermés, deux biceps bandés, deux visages théâtralement crispés par l’effort. Nous passons notre vie à comparer nos corps. Mais une fois sortis de l’enfance, de façon furtive, presque honteuse. À quinze ans, sur la plage, j’évaluais les biceps et les abdominaux des garçons de mon âge. À dix-huit ou vingt ans, ce renflement sous le maillot de bain. À trente, à quarante, ce sont leurs cheveux que les hommes comparent (malheur aux chauves). À cinquante ans, le ventre (ne pas en prendre), à soixante ans, les dents (ne pas en perdre). Et maintenant, dans ces assemblées de vieux crocodiles que sont nos autorités de tutelle, le dos, les pas, la façon d’essuyer sa bouche, de se lever, d’enfiler son manteau, l’âge, en somme, tout simplement l’âge. Untel fait beaucoup plus vieux que moi, ne trouvez-vous pas ?