5
37-49 ANS
(1960–1972)
Hors de question que je m’institue le spécialiste de mes maladies.
37 ans, anniversaire
Lundi 10 octobre 1960
Pendant une réunion particulièrement soporifique concernant les problèmes de distribution, j’ai cédé à la tentation de vérifier que le bâillement est un phénomène contagieux. J’ai feint de bâiller, dans un formidable écartèlement de mon visage, suivi d’un bref « excusez-moi », et mon bâillement s’est propagé, disons aux deux tiers des participants — jusqu’à me revenir, en me faisant bâiller moi-même pour de bon !
37 ans, 3 jours
Jeudi 13 octobre 1960
De son côté, Bruno constate que bâiller rend sourd. Quand son instituteur l’ennuie, il bâille, non pour manifester cet ennui mais pour ne plus entendre le maître. Quand ses mâchoires s’ouvrent grand, dit-il, ses oreilles bourdonnent comme si elles étaient traversées par un grand vent. Alors, j’écoute le vent. Il ajoute que les éternuements, eux, le rendent aveugle. Il a observé que ses yeux se ferment à la seconde où ses narines explosent. Il constate qu’il ne peut bâiller et éternuer en même temps. Aveugle et sourd, mais alternativement. Exactement le genre d’observations que j’aurais pu noter à son âge si j’avais joui de mon corps au lieu d’avoir à le conquérir.
37 ans, 4 jours
Vendredi 14 octobre 1960
Affiné l’expérience du bâillement au cabinet G.L.R. Cette fois j’ai bâillé, mais en faisant mine de dissimuler mon bâillement. J’ai donc bâillé sans ouvrir la bouche, mâchoires crispées, lèvres raidies, et j’ai vu comme hier ce bâillement se propager, tentative de dissimulation comprise. Dans certaines circonstances donc, l’acquis se propage aussi naturellement que le geste réflexe. (Accessoirement, ce crépitement bref dans mes oreilles quand je bâille. Le bruit du papier alu autour des tablettes de chocolat.)
37 ans, 7 jours
Lundi 17 octobre 1960
Tijo, à qui je raconte mes expériences sur la propagation du bâillement, me dit qu’en fait de contamination mimétique lui-même s’intéresse depuis quelque temps à ce qu’il appelle la « variation des opinions de connivence ». Deux heures plus tard, il m’en fait la démonstration au restaurant où nous déjeunons avec trois partenaires de chez Z. S’adressant à toute la tablée Tijo déclare : Hier, ma femme (il n’est évidemment pas marié) m’a emmené voir le dernier Bergman, c’est vraiment… Et là, au lieu de conclure, il se tait, donnant à son visage une expression de réprobation qui confine au dégoût (narines pincées, bouche en cul-de-poule, sourcils froncés, visage rétracté, etc.), expression que je vois s’ébaucher aussitôt sur la tête de nos trois convives. Une fois qu’elle y est bien installée, Tijo achève sa phrase en s’exclamant, avec un sourire épanoui : C’est vraiment… génial, non ? manifestation d’enthousiasme qui bouleverse instantanément la géographie des visages, tout à coup ouverts, souriants, éclairés par l’expression d’une totale approbation.
37 ans, 13 jours
Dimanche 23 octobre 1960
Ce qui se lit d’abord sur nos visages quand nous sommes en société, c’est le désir de faire partie du groupe, l’irrépressible besoin d’en être. On peut certes attribuer cela à l’éducation, au suivisme, à la faiblesse des caractères — c’est la tentation de Tijo —, j’y vois plutôt une réaction archaïque contre l’ontologique solitude, un mouvement réflexe du corps qui s’agrège au corps commun, refuse instinctivement la solitude de l’exil, fût-ce le temps d’une conversation superficielle. Quand je nous observe, tous autant que nous sommes, dans les lieux publics où nous conversons — salons, jardins, brasseries, couloirs, métro, ascenseurs —, c’est cette aptitude à dire oui d’abord qui me frappe dans les mouvements de notre corps. Elle fait de nous une bande d’oiseaux mécaniquement opinant : Oui, oui, font les pigeons qui marchent côte à côte. Contrairement à ce que pense Tijo, cette adhésion de surface n’entame en rien notre quant-à-soi. La pensée critique va suivre, peut-être même est-elle déjà à l’ouvrage, mais, par instinct, nous sacrifions d’abord à la cohésion du groupe avant de nous entre-tuer. C’est en tout cas ce que nous faisons dire à nos corps.
37 ans, 6 mois, 2 jours
Mercredi 12 avril 1961
Au-dessus d’un étron irréprochable, tout d’une pièce, parfaitement lisse et moulé, dense sans être collant, odorant sans puanteur, à la section nette et d’un brun uniforme, produit d’une poussée unique et d’un passage soyeux, et qui ne laisse aucune trace sur le papier, ce coup d’œil d’artisan comblé : mon corps a bien travaillé.
38 ans, 7 mois, 22 jours
Vendredi 1er juin 1962
Lison en larmes. Son frère l’a injuriée. Lison est particulièrement sensible aux offenses. Les mots, chez elle, trouvent du sens. Renseignement pris, Bruno lui a dit : Va te chier. J’ai grondé Bruno et me suis renseigné sur l’origine de cette insulte si radicalement physique. C’est José ! Quel José ? Un copain de l’école. Un petit pied-noir, en fait, fraîchement débarqué d’Algérie avec son drame, sa famille, son accent et son vocabulaire. Je ne donne pas dix ans audit vocabulaire pour renouveler de fond en comble le catalogue de nos injures. « Va te chier » a tout de même une autre dimension que « pauvre con » ou « va te faire enculer ». L’impératif du verbe chier conjugué au sens pronominal réfléchi est une arme meurtrière. L’adversaire réduit à n’être que son propre excrément et à qui on ordonne de se déféquer lui-même, qui dit pire ?
38 ans, 8 mois, 7 jours
Dimanche 17 juin 1962
Autre injure ultraphysique du petit José, venu jouer entre-temps à la maison : La mort de tes os.
39 ans, 3 mois, 4 jours