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43 ans, anniversaire

Lundi 10 octobre 1966

J’ai rêvé cette nuit d’un obélisque qui se dressait si lentement que moi seul pouvais percevoir ce mouvement. À vrai dire, je ne le percevais pas mais j’avais la certitude de cette érection. L’obélisque était couché, son pyramidion pointant l’est, et se redressait millimétriquement, millénairement. Moi, je le fixais, fasciné par cette conviction qu’un jour, dussé-je y passer ma vie, je verrais cet obélisque osciller sur sa base, s’immobiliser enfin, et pointer le ciel comme l’aiguille de midi. Ne te réveille pas, surtout ne te réveille pas avant qu’il soit debout ! J’avais pris le parti de dormir jusqu’à ce qu’il fût parfaitement vertical. Son ascension était si lente que cette nuit promettait d’être la plus longue de ma vie, et je jouissais infiniment de cette lenteur, ne quittant pas l’obélisque des yeux, et cette nuit était ma vie même, et ma vie cette patience entièrement vouée à regarder l’obélisque se dresser. De fait, je me suis réveillé à la seconde où, après une hésitation chancelante, l’obélisque s’est enfin tenu debout sur sa base. Et je me suis aussitôt rappelé la phrase prononcée hier soir par Tijo pendant mon dîner d’anniversaire : Quarante-trois ans, c’est l’âge de ta pointure ! Une année stable ! Tu seras bien dans tes pompes.

43 ans, 2 mois, 20 jours

Vendredi 30 décembre 1966

Depuis une quinzaine, le deuxième orteil de mon pied droit s’orne d’une sorte de loupe jamais vue auparavant. Est-ce l’apparition d’un cor au pied, d’une verrue, d’un durillon ou d’un oignon ? Quoi qu’il en soit, c’est douloureux au frottement et, pour la première fois de ma vie, il me faut choisir mes chaussures en conséquence. Nous ne connaissons jamais le nom exact des maux qui nous affectent. Nous ne disposons que d’un langage générique : un « bouton », des « rhumatismes », des « aigreurs », un « cor au pied ».

43 ans, 2 mois, 25 jours

Mercredi 4 janvier 1967

Renseignement pris, c’est bien un cor. Voilà donc ce qu’on appelle un cor. Il me semble d’ailleurs avoir subi ça dans le maquis : grolles trop étroites.

43 ans, 3 mois, 5 jours

Dimanche 15 janvier 1967

Le corps du père. À un camarade qui passe ici le weekend avec lui, Bruno déclare qu’il ne m’a jamais vu arriver en pyjama à la table du petit déjeuner. Toujours impeccable, papa, rasé peigné cravaté dès l’aube. Cette indiscrétion, un tantinet ironique, m’agace, et j’annonce à mon fils, le plus sérieusement du monde, que Mona et moi avons justement décidé de passer nos prochaines vacances familiales dans un camp de naturistes, je ne te l’avais pas dit ? Effet incalculable de cette plaisanterie idiote. Bruno rougit violemment, pose sa tartine et sort de la cuisine, suivi de son camarade, avec au front une honte biblique : Sem et Japhet marchant à reculons pour recouvrir la nudité du père. Ou trop de corps ou pas assez. Depuis Noé, tout est là.

43 ans, 5 mois, 19 jours

Mercredi 29 mars 1967

Mes chers polypes. J’en ai expulsé un ce matin en éternuant. Il obstruait ma narine gauche depuis mon dernier rhume — trois mois et quelques. Penché sur mon mouchoir, j’éternue donc à pleins tuyaux. Non pas un de ces éternuements bouche ouverte qui vous vident les poumons et remplissent la maison d’une joyeuse explosion, mais un éternuement purement nasal, bouche close, toute la pression de l’air concentrée dans la narine à déboucher. Habituellement, rien ne débouche une narine où prospère un polype adulte et déterminé. L’air bute sur l’obstacle, reflue et vous bouche hermétiquement les oreilles. C’est comme si votre cerveau se dilatait, rebondissait contre la paroi du crâne avant de retrouver son volume initial. Vous voilà complètement sonné. J’ai éternué quand même. (En matière d’éternuement l’expérience n’a jamais raison de l’espoir.) J’ai éternué avec préméditation. J’ai fermé la bouche et les yeux, j’ai obstrué mon autre narine, j’ai laissé l’envie chatouiller la muqueuse, grimper l’arête de mon nez, gonfler mes poumons, j’ai déployé mon mouchoir le plus largement possible pour prévenir l’éparpillement des projections, et j’ai éternué de toutes mes forces par la seule narine gauche (la fameuse énergie du désespoir). Miracle, elle s’est débouchée ! Un choc mou au creux de ma main, une longue colonne d’air vaporeux qui fuse et, merveille, le chemin du retour lui aussi dégagé ! Pour la première fois depuis toutes ces semaines l’air circule librement dans ma narine ! J’ai ouvert les yeux sur un mouchoir piqueté de rouge au centre duquel nichait ce que j’ai d’abord pris pour un gros caillot de sang mais qui, au contact, s’est révélé charnu. Je ne me suis pas évanoui. Je ne me suis pas dit que je venais de perdre un morceau de cerveau. J’ai nettoyé la chose à l’eau claire, elle s’est révélée tout à fait comparable à la noix d’une coquille Saint-Jacques : molle et dense, d’un blanc rosé, vaguement translucide et discrètement fibreuse. 21 mm de long sur 17 de large et 9 d’épaisseur. Te voilà donc, vieux polype ! Proprement inouï qu’un monstre pareil ait pu loger dans ma narine ! Le bon docteur Bêk (quel âge peut-il avoir ?) à qui je suis allé le montrer a littéralement sauté de joie. Expulsion spontanée d’un polype ? Mais c’est rarissime, vous savez ! Je n’en avais jamais vu ! Il l’a gardé pour analyse et ne m’a pas fait payer la consultation, aussi joyeux que si je lui avais offert une perle géante.

43 ans, 8 mois, 24 jours

Mardi 4 juillet 1967

Trop tiré sur la corde, ces derniers temps : dîners arrosés, soirées tardives, nuits brèves, réveils instantanés, travail acharné, rédaction de deux articles et de ma conférence, présence aux miens, présence aux amis, présence au bureau, présence aux clients, présence au ministère, attention de chaque instant, réactivité immédiate, autorité, aménité, convivialité, efficacité, contrôle, contrôle et cela depuis huit ou dix jours, en une débauche énergivore où mon corps suit sans renâcler l’étendard brandi par mon esprit sur un perpétuel pont d’Arcole.

Ce matin, plus la moindre énergie. Je l’ai senti dès le lever des paupières. L’influx n’y était plus. Après le « tirer sur la corde », voici la tentation du « lâcher prise ». Tout, aujourd’hui, a été question de volonté, tout a été de l’ordre de la décision. Non pas de ces décisions qui s’enchaînent avec naturel le long des journées ordinaires, mais une décision par acte, à chaque acte sa décision, à chaque décision son effort particulier, sans lien dynamique avec la précédente, comme si je n’étais plus alimenté par une énergie intime et continue mais par un groupe électrogène extérieur à la maison, qu’il faut relancer — à la manivelle ! — autant de fois qu’il y a de décisions à prendre.

Le plus exténuant c’est l’effort mental que je dois fournir pour dissimuler cette fatigue à mon entourage, me montrer aussi affectueux avec les miens (qu’elle me rend étrangers), aussi professionnel avec les autres (qu’elle me rend indûment familiers), bref œuvrer à ma réputation d’équanimité, veiller à l’équilibre de ma statue. Si je ne me repose pas, si je n’accorde pas à mon corps sa ration de sommeil, le groupe électrogène lui-même tombera en panne et je lâcherai prise. De jour en jour, le monde pèsera plus que son poids. L’angoisse s’insinuera alors dans ma fatigue et ce n’est plus le monde qui me paraîtra trop lourd, mais moi-même au sein du monde, un moi impuissant, vain et mensonger, voilà ce que murmurera l’angoisse à l’oreille de ma conscience exténuée. Je céderai alors à un de ces accès de colère qui laisseront à mes enfants le souvenir d’un père à l’humeur dangereusement inconstante.