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43 ans, 8 mois, 26 jours

Jeudi 6 juillet 1967

Comme prévu, crise d’angoisse. L’angoisse se distingue de la tristesse, de la préoccupation, de la mélancolie, de l’inquiétude, de la peur ou de la colère en ce qu’elle est sans objet identifiable. Un pur état de nerfs aux conséquences physiques immédiates : poitrine oppressée, souffle court, nervosité, maladresse (cassé un bol en préparant le petit déjeuner), bouffées de fureur dont le premier venu peut faire les frais, jurons étouffés qui vous empoisonnent le sang, aucun désir et la pensée aussi courte que le souffle. Impossible de me concentrer sur quoi que ce soit, dispersion extrême, ébauche de gestes, ébauche de phrases, ébauche de réflexion, rien n’aboutit, tout rebondit vers l’intérieur, l’angoisse renvoie sans cesse au cœur de l’angoisse. Ce n’est la faute de personne — ou c’est celle de tout le monde ce qui revient au même. Je trépigne en moi-même, accusant la terre entière de n’être que moi. L’angoisse est un mal ontologique. Qu’est-ce que tu as ? Rien ! Tout ! Je suis seul comme l’homme !

43 ans, 9 mois, 2 jours

Mercredi 12 juillet 1967

Réveil ensanglanté. Le creux laissé par ma tête dans l’oreiller est rempli d’un sang noir en voie de coagulation. Une telle quantité que le kapok n’a pu tout absorber. J’ai dû saigner du nez pendant mon sommeil. Je me lève en douce pour ne pas réveiller Mona. J’escamote l’oreiller que je jette à la poubelle. Les draps ne sont pas tachés. Confirmation dans la salle de bains : ma joue est noire, poisseuse d’un sang craquelé, ma narine gauche encombrée de caillots. Débarbouillage, mouchage, douche, rien d’autre à signaler. Deux heures plus tard, en conseil d’administration, nouvelle hémorragie. Toujours la narine gauche. Le sang coule presque continûment et ma chemise en est maculée. Je reprends mon exposé, la narine bourrée d’un coton hydrophile que Sabine, descendue à la pharmacie du coin, remplace bientôt par une mèche cicatrisante. Elle a acheté une chemise propre par la même occasion. À 14 heures, nouvelle crise, en pleine négociation avec les R., chez V., au moment du café. Une véritable cataracte ! Tout juste si je n’éclabousse pas mes voisins. Nouvelle mèche hémostatique, nouvelle chemise, gracieusement proposée par le maître d’hôtel cette fois. (Ça c’est du service !) Retour au bureau et quatrième hémorragie à 18 heures. Méchage aux urgences ORL des Enfants malades. C’est, affirme Étienne, le meilleur service de Paris. Un interne aux yeux transparents me mèche. Cela consiste à vous fourrer une quantité effarante de tissu dans la narine jusqu’à colmater tous les sinus, lesquels protestent avec la dernière énergie. On n’imagine pas à quel point le crâne est creux ! Une mince croûte osseuse autour d’innombrables cavernes, galeries, fosses, anfractuosités, toutes plus innervées les unes que les autres. L’opération est si longue et si douloureuse que je me retiens de foutre mon poing sur la figure de l’interne. Vous pourriez prévenir, tout de même ! J’en ai les larmes aux yeux. Voilà, c’est fini, dit-il. Mais, au moment de me coucher, nouvelle hémorragie : la gaze compressée s’est gorgée d’un sang qui coule aussi dans ma gorge. Retour à l’hôpital. Nouveau toubib. Qui vous a fait ce méchage ? J’élude et précise que, les hémorragies ayant lieu toutes les quatre heures, celle-ci a respecté le délai. Mon confrère était-il au courant de cet intervalle ? Je ne me rappelle pas le lui avoir signalé. C’est embêtant, il va falloir vous remécher et vous garder cette nuit en observation. La perspective d’un second méchage ne m’enchante pas mais en matière de douleur je préfère l’appréhension à la surprise. L’intérêt que j’y prends rend la chose plus supportable. Pour autant que soit supportable une pelote d’aiguilles qu’on vous enfonce dans la narine comme les canonniers de jadis bourraient leurs pièces d’artillerie. Brève vision de Pierre Bezoukhov errant parmi les artilleurs russes à Borodino. Évocation du rat d’Orwell aussi, brave bête occupée à creuser une galerie dans le nez d’un supplicié pour accéder à son cerveau. Au fond, contrôler la douleur c’est admettre le réel pour ce qu’il est : riche en métaphores pittoresques. Combien de temps les métaphores font-elles diversion ? Tout est là. Il faudrait ordonner aux médecins de prévenir leurs patients : Un méchage, mesdames et messieurs, c’est trois minutes et quarante-huit secondes d’une douleur à grimper aux rideaux, pas une seconde de plus ; moi, je vous le fais en trois quinze, chrono en main, accrochez vos ceintures ! Et le médecin égrènerait le compte à rebours, comme on annonce aux astronautes l’imminence d’une mise à feu : plus que douze secondes… cinq, quatre, trois, deux, une… Voilà, c’est fini. On vous garde cette nuit, donc.

Mona m’apporte un pyjama, une trousse de toilette et de quoi lire. Tous les lits d’adultes étant occupés, je partage une chambre avec deux enfants malades (une otite et une morsure de chien) qui torpillent mon projet de lecture. Ce vieillard au pif tumescent est une fameuse source de distraction. Ainsi, les adultes aussi peuvent tomber malades ? Au point de partager la chambre des enfants à l’hôpital ! En réponse à leurs questions je leur propose de résoudre le problème des robinets qui fuient dans mon crâne. Sachant que ces robinets produisent toutes les quatre heures vingt centilitres de sang, calculez la quantité globale écoulée en vingt-quatre heures. Étant donné par ailleurs que le corps humain contient en moyenne cinq litres à l’âge adulte, combien de temps faudra-t-il au patient pour se vider jusqu’à la dernière goutte ? Allez, au boulot, je ne veux pas entendre une mouche voler ! Comme souhaité, ils s’endorment pendant le calcul et je peux me mettre à ma lecture, où je retombe sur cet aveu de Hobbes qui me va comme un gant : « La peur aura été la seule passion de ma vie. »

Après un ultime méchage, l’interne du matin me renvoie dans mes foyers, aussi optimiste que s’il m’installait dans une vie toute neuve. Mais, à peine rentré chez moi, un écoulement sirupeux me laisse au fond de la gorge un goût métallique qui ne trompe pas. Quatre heures plus tard, retour aux urgences, quatrième méchage. (Qui dit qu’on ne s’habitue pas à la douleur ?) Cette fois, l’interne est sceptique : Je vous le fais par acquit de conscience, monsieur, mais vous ne saignez pas. Docteur, je saigne à l’intérieur, toutes les quatre heures. Monsieur, c’est une impression, vous faites une épistaxis, comme en font la plupart des enfants, vous n’êtes pas en avance pour votre âge mais ce n’est pas plus grave que ça ; le méchage a jugulé l’hémorragie, vous ne saignez plus.

Nouveau retour dans mes foyers. Où la sanglante « impression » se manifeste comme devant, avec la même régularité. Étienne m’envoie un de ses amis du Samu. Comme nous sommes entre deux vidanges l’ami confirme le diagnostic du spécialiste : Vous ne saignez pas, c’est bel et bien une impression, probablement due à un effet de panique, ne vous affolez pas, dormez, ça va passer. Je ne m’affole pas, je m’étiole. Je m’étiole et Mona s’alarme. Elle décide de retirer la mèche pour en avoir le cœur net. Elle veut calculer la quantité de sang perdue. Nouvelle hémorragie : je remplis un bol de famille. Toujours par la narine gauche. Quatre heures plus tard, deuxième bol. Nous retournons à l’hôpital flanquer ces bols sous les yeux du toubib et lui demander si ce sont des impressions. Inutile, nous tombons sur un autre médecin. Nouveau méchage au prétexte que le précédent a dû être mal fait. C’est plus délicat qu’il n’y paraît le méchage, mais ne vous inquiétez pas monsieur, l’épistaxis est une affection tout à fait bénigne.