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Le lundi matin mon corps retourne au travail dans son impeccable costume de chef. Je m’isole toutes les quatre heures pour saigner tranquillement, comme on va pisser. Avec mon sang, je perds mes forces. Avec mes forces, je perds le moral. Une irrépressible tristesse succède à chaque hémorragie. On dirait que la mélancolie remplit l’espace laissé vacant par le sang perdu. Je me sens gagné par la mort. Elle prend, lentement mais sûrement, la place de la vie. J’aurais tant aimé passer encore une dizaine d’années avec Mona, voir grandir Bruno, consoler Lison en ses premiers chagrins d’amour. C’est sur ce point que se fixe mon spleen d’agonisant : les amours de Lison. Je ne veux pas que Lison souffre. Je ne veux pas qu’un salopard profite de sa grâce un peu maladroite, de sa fébrile attention au monde, de sa recherche si têtue d’une vérité dans le bonheur. Simultanément à cette angoisse, une certaine paix me gagne, je lâche la rampe, je me laisse aller dans le courant, emporté par mon propre sang, la mort, me dis-je, la mort est un paisible endormissement…

Le lendemain, plus la force de me rendre au bureau. Passe Tijo, que Mona a alerté et qui m’emmène aussitôt à Saint-Louis où officie un infirmier de sa connaissance, lui-même en cheville avec un ORL grand patron chirurgien de la face, lequel, sidéré par la quantité de sang perdue pendant ces deux jours, conclut à une erreur de diagnostic — c’est bien d’une épistaxis qu’il s’agit, mais d’une épistaxis postérieure qui nécessite de toute urgence une opération sous anesthésie générale. La main de Mona lâche la mienne à la frontière du bloc opératoire.

À mon réveil, ma tête est une citrouille criblée de flèches. Je suis prodigieusement énervé. Mon corps, apparemment immobile, ne tient pas en place. Je ne cesse de gigoter en moi-même, comme si j’étais habité par un autre, lequel, selon Mona, a copieusement déliré. Cet effet de possession est une réaction fréquente à la morphine, m’explique l’infirmière de service, à qui je demande donc de supprimer la morphine. Impossible, monsieur, vous aurez trop mal ! Si c’est le cas on y reviendra. Morphine éliminée la douleur remonte, ascension que chacun de mes nerfs suit avec le plus vif intérêt. Un saint Sébastien dont les archers ne viseraient que le visage. Ils tirent tous entre les deux yeux. Leur carquois vide, le supplice se révèle supportable pourvu que je reste immobile. Compte tenu de mon faible taux d’hémoglobine le chirurgien souhaite me garder une dizaine de jours, histoire de me retaper pour éviter la transfusion. Il me prie d’excuser l’Académie pour ces erreurs de diagnostics : Que voulez-vous, c’est très rare une épistaxis postérieure et la médecine n’est pas une science exacte. En matière de diagnostic, ajoute-t-il, il faut toujours garder sa place au doute, comme au théâtre celle du pompier. Hélas, les jeunes internes ne l’apprennent que sur le tas.

43 ans, 9 mois, 8 jours

Mardi 18 juillet 1967

Dix jours d’hospitalisation dont la moitié passée à roupiller et l’autre à écrire ce qui précède. Au début, les énormes moustaches de gaze qui passent par l’intérieur de mon nez et me sortent par les narines me font une tête de Turc à l’ancienne. On me gave de fer, je bouquine, je déambule mollement dans les couloirs, j’apprends le nom des médecins et des infirmières, je retrouve les rythmes et les coutumes du pensionnat, je renoue avec la gastronomie de cantine, je m’abandonne et me repose, délivré de toute impatience. Seul bémol, qui ajoute le désespoir à la maladie, la laideur rayée de mes pyjamas. (Mona m’affirme que le magasin n’offrait pas d’autre modèle.)

Mon voisin de chambre est un jeune pompier tombé sous les matraques de la police pendant les manifestations du début du mois. Il prétendait s’interposer entre les forces de l’ordre et un groupe de manifestants. Comme il n’était pas en uniforme, la loi lui a fait sauter les dents, démis la mâchoire, fracturé la cloison nasale, enfoncé une orbite, brisé quelques côtes, cassé la main et la cheville. Il pleure. Il a si peur. Il pleure de terreur. Je suis incapable de l’apaiser. La voix de canard émise par mes bandages nuit à la sagesse de mes consolations. Ses parents et sa fiancée, une gamine noyée de larmes, ne font pas mieux. Ce sont les copains de sa brigade qui le ramèneront à la vie. Chaque soir, une demi-douzaine de pompiers débarquent, travestis en Bretonnes, en Alsaciennes, en Savoyardes, en Provençales, en Algériennes, happening folklorique fêté par toutes les infirmières de l’étage : cornemuses, fifres, tambourins, youyous, danses locales, galettes au beurre, couscous, choucroute, Kronenbourg, thé à la menthe et vin d’Abîme, rigolade générale dont on craint d’abord qu’elle n’achève notre petit pompier (ses mâchoires et ses côtes mettent son rire au supplice) mais qui le ressuscite.

43 ans, 9 mois, 17 jours

Jeudi 27 juillet 1967

Retour d’hôpital. Fêté au lit avec Mona. Mais, hémoglobine 9,8 au lieu de 13. Le soupçon me prend qu’on ne m’a pas suffisamment retapé en globules pour irriguer mes corps caverneux. C’est compter sans la tropicale hospitalité de Mona. Je bande magnifiquement ! Nous battons même un record de durée.

Je bande mais c’est autre chose qui survient : un flot de larmes en guise d’orgasme ! Sanglots irrépressibles, ponctués d’excuses qui les redoublent. Même phénomène à la boîte où je dois quitter une réunion de synthèse pour aller pleurer tout mon saoul dans mon bureau. Un chagrin sans objet, pure douleur d’être, m’assaille par vagues inattendues, dévastatrices comme des ruptures de barrage. Dépression nerveuse post-opératoire, tout à fait prévisible, paraît-il, liquéfaction de mon âme après la vidange de mon sang. Solution ? Du repos, monsieur, beaucoup de repos, vous êtes passé sous un rouleau compresseur qui vous a complètement essoré, il faut du temps pour vous remettre en forme, foie de veau, monsieur, une cure de foie de veau, riche en fer, foie de veau, steak de cheval, boudin noir et repos, ne forcez pas sur les épinards, leur légende est trompeuse, ils ne contiennent pas de fer, évitez les émotions, faites plutôt du sport, relancez votre corps dans la course à la vie !

Me voilà donc à Mérac, où les larmes tarissent. De longues randonnées ont raison des derniers suintements mélancoliques. Couchés dans l’herbe, Mona et moi nous offrons des crépuscules d’avant notre progéniture. Jardinage, marmaille (les enfants de Marianne et nos adolescents à nous), fricassées de mousserons, musique, on n’en finirait pas d’énumérer les petites joies qui alimentent l’instinct de vivre.

43 ans, 10 mois, 1 jour

Vendredi 11 août 1967