44 ans, 10 mois, 5 jours
Jeudi 15 août 1968
Toujours la plage. Je lis, allongé sur ma serviette. J’y vais, dit Mona. Je la regarde marcher vers la mer. Quelle merveille, cette continuité du corps féminin que rien ne vient interrompre ! Il faut dire que Mona ne porte jamais de ces maillots deux pièces qui tranchent les femmes en cinq.
45 ans, 1 mois, 2 jours
Mardi 12 novembre 1968
Après un dîner silencieux Bruno part se coucher sans un mot, avec, au visage, une absence d’expression qui se voudrait expressive. La situation se répète souvent, ces temps-ci. Nous sommes en adolescence. Nous nous souhaitons un faciès qui nous dispense de la corvée orale. Nous travaillons le silence signifiant. Nous promenons notre visage comme une radioscopie de notre âme. Hélas, les visages ne disent rien. À peine des fonds de toile où se mire la susceptibilité du père. Qu’ai-je donc fait à mon fils pour mériter cette tête d’enterrement ? se demande le père que cette énigme infantilise ; encore un peu il s’écrierait : C’est pas juste !
La tête de Bruno me rappelle ce court métrage de Kouletchev (ou Kouletchov, enfin ce cinéaste russe) où l’on voit le visage d’un homme filmé de face, en gros plan, alterner avec la photo d’une assiette pleine de nourriture, d’une fillette morte dans un cercueil et d’une femme alanguie sur un sofa. Le visage de l’homme est parfaitement inexpressif mais, quand il est au-dessus de l’assiette, le spectateur trouve que ce visage exprime la faim, à la vue de la petite fille morte qu’il exprime le désespoir, et un désir ardent à la vue de la femme alanguie. C’est pourtant le même plan du même visage, tout à fait inexpressif.
Parle, mon fils, parle. Crois-moi, c’est encore ce qu’on a trouvé de mieux pour se faire comprendre.
45 ans, 1 mois, 7 jours
Dimanche 17 novembre 1968
Décrypter les rares mimiques de Bruno pour qu’il dispose lui-même du lexique qui lui permettra, le jour venu, de lire sur le visage de son propre fils.
Haussement d’épaules, associé à diverses moues :
1) Et alors ?
2) Je m’en fous.
3) Je ne sais pas.
4) On verra bien.
5) Ça ne me regarde pas.
Hochements de tête latéraux, sourcils haussés, regard droit devant, 30o au-dessus de l’horizon, plus léger soupir :
Qu’est-ce qu’il faut pas entendre ! (Si le soupir est plus appuyé :) Vous dites vraiment n’importe quoi !
Brefs hochements de tête verticaux, avec évitement du regard :
Cause toujours, tu m’intéresses.
Regard fixant un point quelconque, doigts pianotant sur la table :
Ça, tu me l’as déjà dit cent fois.
Fin sourire intérieur, regard fixé sur la nappe :
Je ne dis rien mais je n’en pense pas moins.
Sourire en coin :
Si je voulais, je vous lacérerais des traits de mon ironie.
Rôle des yeux :
Œil roulant du fils incompris, œil écarquillé du fils incrédule, paupières tombantes du fils exténué…
Rôle des lèvres :
Lèvres pincées de la colère contenue, sourire inversé du mépris, lèvres gonflées du soupir fataliste.
Rôle du front :
Rides verticales de la concentration vaine (J’essaie de vous comprendre, mais vraiment, non…). Rides horizontales de la stupeur ironique (Ah ! oui ? Vraiment ? Sans blague ?). Front lisse : au-delà de toute expression…
Etc.
45 ans, 3 mois, 1 jour
Samedi 11 janvier 1969
Lison s’entaille le doigt en mangeant des crustacés. Tijo le lui saisit d’autorité et le plonge dans du poivre moulu très fin. Le sang coagule aussitôt sans que Lison ressente la moindre douleur. Et demain tu ne verras même pas la cicatrice. Je demande à Tijo qui lui a appris ça. Qui veux-tu que ce soit ? Violette, pardi !
45 ans, 5 mois, 9 jours
Mercredi 19 mars 1969
Dix-sept heures de négociations. Je vais en rester muet pendant trois jours. Ce qui est le plus fatigant dans ce genre de sport, ce n’est pas l’effort fourni pour garder à l’esprit la pleine connaissance des dossiers, ni l’attention sans faille portée aux arguments des uns et des autres, ni les brusques régressions sur tel point que l’on croyait acquis, ni même l’heure qui tourne en n’annonçant aucun répit, non, le plus crevant c’est le fardeau de la retenue chez tous ces tempéraments priapiques. Car ils n’en finissent pas de bander, tous autant qu’ils sont. C’est même cette érection permanente qui les a placés à ce niveau de pouvoir. Ils n’en peuvent plus de tendre leur froc sans avoir la liberté de sortir leur queue pour marteler leurs convictions. Ils s’épuisent en circonvolutions diplomatiques tout en rêvant de s’enculer à sec. Dans leurs bureaux, c’est autre chose, ils peuvent éjaculer sans dommage sur le petit personnel, mais ici… Le ténor politique est priapique par nature. C’est par cette énergie-là que se conquiert le pouvoir, ou par son exact contraire, la glaciale impuissance d’un Salazar, puceau résolu. Quand Khrouchtchev tape avec sa godasse sur la table de l’ONU, il ne pique pas une crise, il dégorge, sa façon à lui de s’offrir un moment de repos. Je le comprends, en dix-sept heures, mes pieds ont doublé de volume.
46 ans, 2 mois, 29 jours
Jeudi 8 janvier 1970
À la façon très particulière dont Chevrier s’est mis à me regarder, à midi, alors que nous commentions Genève devant nos tranches de foie de veau, j’ai su qu’un bout de persil était resté collé quelque part du côté de ma lèvre inférieure. Ce qui m’a fait repenser à un certain Valentin, qui m’épatait fort à l’époque où je préparais le concours. Un puits de science, des digressions enchanteresses sur l’amour courtois, les poètes de la Renaissance ou la Carte de Tendre. Mais lui ne comprenait pas ce genre de regard et il mangeait comme un cochon. À la fin du repas nous lisions le menu sur sa barbe. C’était absolument répugnant. Et un signe avant-coureur de la clochardisation qui devait le conduire des années plus tard en hôpital psychiatrique, lui, le major de sa promotion.
46 ans, 8 mois, 7 jours
Mercredi 17 juin 1970
Si éprouvantes soient-elles, mes insomnies me rappellent ma très ancienne joie de me rendormir. Chaque réveil m’est une promesse d’endormissement. Entre deux sommes, je flotte.
48 ans, 6 mois
Lundi 10 avril 1972
Réveillé tôt ce matin par un sifflement assez pareil à celui d’une cocotte-minute oubliée sur le feu. J’ai pensé que cela venait de dehors et me suis rendormi. Nouveau réveil une heure plus tard. Toujours le même sifflement. Aigu, continu, une buse, un sifflet à vapeur, quelque chose comme ça. Je m’en plains à Mona. Quel sifflement ? Tu n’entends pas ? Je n’entends pas. Tu es sourde ? Elle tend l’oreille. Un sifflement, comme un filet de vapeur, très aigu, non ? Non, je t’assure, non. Je me lève, ouvre la fenêtre, écoute la rue. En effet, le sifflement est dans la rue. Je referme la fenêtre, le sifflement demeure ! Même intensité. Mona, vraiment tu n’entends pas ? Vraiment, elle n’entend pas. Je ferme les yeux. Je me concentre. D’où cela peut-il provenir ? Je vais à la cuisine préparer le café, j’y retrouve le sifflement, toujours sans pouvoir en déterminer la source. Je vérifie le branchement du gaz, la veilleuse du chauffe-eau, l’étanchéité des fenêtres… Sur le chemin de notre chambre, la cafetière à la main, j’ouvre la porte du palier : il est là comme partout ailleurs, d’une constance entêtante, un trait tiré à la règle entre mes deux oreilles. Alors, je le reconnais. C’est un de ces sifflements que j’entends parfois dans ma tête à la fin des repas. Mais ceux-là ne font que passer. Ils naissent et s’éteignent comme des étoiles filantes. Certaines trajectoires sont plus longues que d’autres mais toutes finissent par s’évanouir dans l’espace infini de mon crâne. Cette fois-ci, non. Je me bouche les oreilles : le sifflement est bien là, dans ma tête, installé à demeure, entre mes deux oreilles ! Panique. Deux ou trois secondes d’imagination folle : et si cela durait toujours ? L’idée d’entendre ce son toute ma vie, sans pouvoir le couper ni le moduler, est parfaitement terrorisante. Ça va passer, dit Mona.