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Et en effet ça passe : le boucan de la rue, les chuintements du métro, le brouhaha des couloirs, les conversations de travail, la sonnerie du téléphone, les négociations qui s’ensuivent, les protestations de Parmentier, les litanies d’Annabelle, cette passe d’armes particulièrement pénible entre Raguin et Garet sur les frais de fonctionnement, l’interminable diatribe de Félix pendant le déjeuner, toute cette rumeur citadine et professionnelle a eu raison de mon étoile filante, elle s’y est désintégrée.

Mais quand la porte de l’appartement s’est refermée sur moi, ce soir (Mona était chez N. et Lison à son atelier), le sifflement était là, tendu entre mes deux oreilles, rigoureusement pareil à ce qu’il était ce matin. La vérité est qu’il ne m’a pas quitté de la journée. Il a juste été couvert par les rumeurs de la vie publique.

48 ans, 6 mois, 4 jours

Vendredi 14 avril 1972

L’ORL que m’a recommandé Colette est, bien entendu, le meilleur dans sa spécialité. Après trois quarts d’heure d’attente, le meilleur des ORL m’annonce en quatre points :

1) Que je souffre d’un acouphène.

2) Que cinquante pour cent des acouphènes ne guérissent jamais.

3) Que cinquante pour cent des patients atteints d’acouphènes permanents optent pour le suicide.

4) Que ces bonnes nouvelles me coûteront cent francs, veuillez payer au secrétariat.

Nuit blanche, évidemment. Une chance sur deux d’avoir un acouphène définitif, autrement dit une radio ouverte en permanence dans la tête, dont le programme unique produit chez moi un sifflement continu, chez d’autres un hululement, chez d’autres du tam-tam, chez d’autres des carillons, des castagnettes ou de l’ukulélé. Il ne me reste plus qu’à patienter. Attendre que ça passe ou que ça se confirme, que le programme demeure au stade du sifflement ou que tout l’orchestre s’installe dans ma boîte crânienne.

48 ans, 6 mois, 5 jours

Samedi 15 avril 1972

Je refuse d’aller fureter dans les librairies médicales. Je refuse de me documenter sur les acouphènes. Hors de question que je m’institue le spécialiste de mes maladies.

48 ans, 7 mois, 12 jours

Lundi 22 mai 1972

Ces derniers jours Mona me trouve d’une telle anxiété qu’elle me conseille de consulter. Dans nos milieux, le verbe consulter réduit à lui-même ne désigne qu’une catégorie de médecins : les psychiatres.

48 ans, 8 mois, 7 jours

Samedi 17 juin 1972

La neuropsychiatre consultée hier semble plus inquiète pour la santé de l’ORL que pour la mienne. À vrai dire, cher monsieur, il aurait mieux valu que ce soit ce confrère qui vienne me voir. Son cas me paraît autrement préoccupant que le vôtre. Selon elle, les acouphènes permanents sont des maux si répandus qu’ils deviendraient la première cause de mortalité s’ils poussaient la moitié des malades au suicide.

Sur quoi, changeant de sujet, elle me demande depuis combien de temps je respire sans me préoccuper des polypes qui encombrent mes fosses nasales. Ma foi, depuis toujours, je crois bien. Non, cher monsieur, pas depuis toujours. Selon elle, j’ai tout simplement oublié les débuts d’une affection chronique contre laquelle je ne peux pas grand-chose, qui me fait légèrement nasiller et me donne la sensation de respirer à travers une paille. Mais je m’en accommode. Mon cerveau s’y est habitué comme il s’habituera à ces acouphènes qu’il classera bientôt dans la catégorie silence. En réalité, cher monsieur, aujourd’hui c’est la surprise qui vous affecte le plus, la nouveauté de ces acouphènes et la crainte de leur permanence vous terrorisent, mais, conclut-elle, personne ne vit dans un état de surprise permanent.

Et de m’en dire davantage sur sa spécialité, qui consiste précisément à convaincre ses patients qu’ils s’habitueront à ce qu’ils jugent, pour l’heure, insupportable. Le chapelet d’affections et de traumatismes qu’elle égrène alors est si impressionnant par sa variété et sa monstruosité que, par comparaison, mon acouphène prend des allures d’animal de compagnie. Je la quitte lesté d’une ordonnance de somnifères et de ce que tante Huguette appelait des « calmants ».

— Revenez me voir si vous continuez d’avoir peur.

48 ans, 11 mois, 22 jours

Lundi 2 octobre 1972

Le ministre G., fort courroucé par une plaisanterie du pauvre Berthelot, hausse le col et baisse dangereusement le ton :

— Mais enfin, savez-vous à qui vous parlez ?

Berthelot, rouge de confusion, se rétracte dans sa coquille. Et moi je me remémore l’expression du petit José : Va te chier, ministre de mes fesses.

— Enfin, siffle le ministre en me fusillant du regard, si cela amuse votre hiérarchie !

Non, ce qui bêtement m’amuse, monsieur le Ministre, c’est ce réflexe scatologique que provoquent toujours chez moi les manifestations d’orgueil statutaire. Vous voudriez qu’on vous envisage en buste romain, or les statues me font chier et l’idée de chier au pied d’une statue me fait sourire. Un sourire d’idiot contentement, je vous l’accorde, mais en a-t-on jamais d’autre quand on chie bien ?

49 ans, anniversaire

Mardi 10 octobre 1972

Comme l’avait prédit la psychiatre, trois mois ont passé et je me suis habitué à mon acouphène. La plupart de nos peurs physiques ont ceci de commun avec nos miasmes qu’on les oublie une fois le vent passé. Nous paissons dans le champ de nos affaires en nous figeant comme des biches aux abois dès que le corps parle. Sitôt l’alerte passée nous retournons à la pâture avec des mines de prédateurs.