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49 ans, 20 jours

Lundi 30 octobre 1972

Nos maladies sont comme ces histoires drôles dont nous nous croyons les seuls dépositaires alors que tout le monde les connaît. Plus je parle d’acouphènes (en faisant mine de chercher le sens de ce mot pour cacher que j’en souffre), plus je croise des gens qui en sont atteints. Étienne, hier, par exemple : Je te remercie de me poser cette question, ça réveille le mien ! Il me confirme qu’on s’y habitue très bien. Enfin, corrige-t-il, on vit avec. On est tout de même privé du silence. Chez lui comme chez moi, tout a commencé par une immense terreur. Il utilise la même image que moi : J’avais l’impression d’être branché sur une radio allumée et l’idée de mener une vie de baffle ne me souriait guère.

49 ans, 28 jours

Mardi 7 novembre 1972

Mes acouphènes, mes aigreurs, mes angoisses, mon épistaxis, mes insomnies… Mes propriétés, en somme. Que nous sommes quelques millions à partager.

6

50-64 ANS

(1974–1988)

Qu’on me rende ma durée. Que mes cellules ralentissent.

50 ans, 3 mois

Jeudi 10 janvier 1974

Si je devais rendre ce journal public, je le destinerais d’abord aux femmes. En retour, j’aimerais lire le journal qu’une femme aurait tenu de son corps. Histoire de lever un coin du mystère. En quoi consiste le mystère ? En ceci par exemple qu’un homme ignore tout de ce que ressent une femme quant à la forme et au poids de ses seins, et que les femmes ne savent rien de ce que ressentent les hommes quant à l’encombrement de leur sexe.

50 ans, 3 mois, 22 jours

Vendredi 1er février 1974

Depuis toujours, Mona accumule savons liquides, lotions pour le visage (qu’elle appelle « notions pour le village »), crèmes, masques, laits, onguents, shampoings, poudres, talc, mascaras, ombres à paupières, fond de teint, blush, rouge à lèvres, eye-liner, parfums, bref, à peu près tout ce que la cosmétique propose à la femme pour approcher ce qu’elle désire paraître, quand mon seul outil de toilette est un savon de Marseille cubique avec lequel je me fais la barbe et me lave entièrement, des cheveux jusqu’aux orteils en passant par le nombril, le gland, le trou du cul et même mon slip, que je mets aussitôt à sécher. Le territoire de notre lavabo est entièrement occupé par les troupes de Mona : brosses, peignes, limes à ongles, pinces à épiler, pinceaux, crayons, éponges, cotons, houppettes, palettes de couleurs, tubes, petits pots et brumisateurs, qui mènent une bataille sans fin que j’ai toujours interprétée comme une quête quotidienne de l’exactitude. Mona au maquillage, c’est Rembrandt retouchant indéfiniment les autoportraits de sa vie. Moins une lutte contre le temps que le parachèvement du chef-d’œuvre. Tu parles, objecte Mona, Le Chef-d’œuvre inconnu, oui !

50 ans, 3 mois, 26 jours

Mardi 5 février 1974

Quant à moi, après la douche sans laquelle je ne me réveillerais pas, mon premier rendez-vous lucide est pour mon blaireau, un plaisir quotidien qui remonte à ma quinzième année : celui de me raser. Dans la main gauche le savon de Marseille, dans la droite le blaireau, trempé dans une eau tiède où j’ai préalablement plongé mon visage. Lente confection de la mousse, qui ne doit être ni trop liquide ni trop pâteuse. Barbouillage exhaustif jusqu’à obtenir un demi-visage parfaitement chantilly. Puis, le rasage proprement dit, qui consiste à rendre ce visage à lui-même, à retrouver une figure d’avant la barbe, d’avant la mousse, en ratissant large, de la peau du cou soigneusement étirée jusqu’aux bords des lèvres, en passant par les pommettes, les joues et les mâchoires, dont il ne faut pas négliger l’arête maxillaire où le poil ruse, avec la complicité de la peau qui se dérobe en roulant sur l’os. L’essentiel du plaisir tient au crissement du poil sous la lame, aux larges allées de peau dessinées par le rasoir, mais aussi à ce pari de chaque matin : avoir raison de toute la mousse par le seul usage du rasoir, ne pas en laisser le plus petit flocon à la serviette qui me séchera.

51 ans, 1 mois, 12 jours

Vendredi 22 novembre 1974

Je traverserais trois fois Paris à pied après certaines journées de travail ! Ravi par ma démarche si bien graissée, chevilles souples, genoux stables, mollets fermes, hanches solides, pourquoi rentrer ? Marchons encore, jouissons de ce corps en marche. C’est le bonheur du corps qui fait la beauté du paysage. Les poumons ventilés, le cerveau accueillant, le rythme de la marche entraînant celui des mots, qui se rassemblent en petites phrases contentes.

51 ans, 9 mois, 22 jours

Vendredi 1er août 1975

Ce léger sursaut parfois quand, me mouchant, la pulpe de mon doigt fait à travers le kleenex humide une tache rosée que je prends pour du sang dilué. La surprise n’a pas le temps de m’apeurer, le soulagement vient presque aussitôt : ce n’est que le bout de mon doigt ! Cela ne m’arrivait jamais avant mon épistaxis.

52 ans, 2 mois, 4 jours

Dimanche 14 décembre 1975

J’étais, hier soir, en pleine argumentation à la table des R. — peu importe le sujet —, je marquais des points indiscutables (surtout contre l’ennui d’être là), j’étais à deux doigts d’emporter l’assentiment général quand tout à coup… le mot manquant ! Mémoire bloquée. La trappe qui s’ouvre sous mes pieds. Et moi, au lieu de recourir à la périphrase — à la création —, voilà que je cherche bêtement le mot en question, que j’interroge ma mémoire avec une fureur de propriétaire spolié ; j’exige d’elle qu’elle me rende le mot juste ! Et je cherche ce fichu mot avec une telle obstination qu’au moment où, vaincu, j’opte enfin pour la périphrase, c’est le sujet tout entier de la conversation que j’ai oublié ! Par bonheur on parlait déjà d’autre chose.

52 ans, 9 mois, 25 jours

Mercredi 4 août 1976

Avant de sombrer dans le sommeil, j’ai vu très distinctement, posée sur un billot de boucher, une cervelle teintée de sang. Quelque chose m’a fait penser que c’était la mienne et cette pensée m’a procuré un contentement ineffable, qui dure encore. C’était la première fois, je crois bien, que je voyais ainsi ma cervelle. Je me suis même demandé si, un boulet de canon m’ayant arraché un pied, une main ou tout autre organe projeté au loin sur le champ de bataille parmi d’autres débris humains, je l’aurais reconnu avec la même facilité que ma cervelle à l’étal de cette boucherie.

53 ans

Dimanche 10 octobre 1976