Encore pris une année. À qui ? Où sont passées les précédentes ? Les dix dernières, par exemple, pendant lesquelles, paraît-il, la totalité de mes cellules, sauf celles du cœur et du cerveau, se sont renouvelées ? À part les cadeaux des enfants j’ai décliné toute célébration officielle. Pas de dîner, pas d’amis, rien que Mona, une soirée sur notre radeau — qui a pris du poids mais flotte encore. Prévoyant cet accès de mélancolie, Mona a organisé la soirée de longue date ; deux places réservées salle Favart pour voir Bob Wilson : Einstein on the Beach. Cinq heures de spectacle ! Une symphonie de lenteur. Exactement ce dont j’avais besoin : qu’on me rende ma durée, que mes cellules ralentissent. J’ai immédiatement été fasciné par l’entrée millimétrique de la locomotive géante sur la scène, par l’interminable brossage de dents de tous les comédiens et par cette estrade phosphorescente, surtout, qui met une bonne demi-heure à passer de l’horizontale à la verticale dans une pénombre où l’on ne voit qu’elle. Et je l’ai reconnue, cette estrade : c’est l’obélisque qui, la nuit de mes quarante-trois ans, se dressait dans mon rêve avec une lenteur historique !
53 ans, 1 jour
Lundi 11 octobre 1976
En contrepoint d’Einstein on the Beach, un couple assis devant Mona et moi a manifesté une autre conception de la durée. Pas un jeune couple pourtant, pas des amoureux de rencontre, pas un séducteur qui faisait à une conquête récente le coup du tu vas voir ce que tu vas voir, non, deux routards de l’amour unique qui, comme Mona et moi, avaient dépassé le stade de l’épate culturelle et dont une baby-sitter devait garder la progéniture. Ils étaient venus avec une thermos de café et un petit panier d’en-cas qui disaient nettement qu’on savait à quel genre de spectacle on aurait à faire, qu’on était solidement installé dans l’amour, dans le temps, dans le social, dans le goût en général et celui du jour en particulier. Le panier était en osier charmant. Ce n’était pas non plus un couple en fin de parcours venu combler au théâtre une solitude commune : nul doute que dans la grande cour du palais des Papes, en Avignon, ils se fussent pelotonnés sous un même plaid. D’ailleurs, la femme a posé la tête sur l’épaule de son compagnon dès que la vive lumière de la salle a fait place à l’inquiétante lueur boréale de la scène. Tout le monde fut englouti par la durée de Bob Wilson et le couple s’évanouit dans le halo de ma propre fascination. Tout juste vis-je l’homme, d’un très léger haussement de son épaule droite, remettre sa compagne à la verticale. Envoûté par l’entrée de la locomotive, l’interminable brossage de dents, l’estrade phosphorescente et le violon à deux notes de Philip Glass, j’ai perdu la notion du temps, la conscience de mon corps, et celle d’un entourage, quel qu’il fût. J’aurais été incapable de dire si j’étais bien ou mal assis. Mes cellules avaient dû cesser de se renouveler. À quel moment de cette éternité la jeune femme proposa-t-elle à son voisin une tasse de café qui fut refusée par un non sec de la tête ? À quel moment tenta-t-elle une réflexion qui fut tranchée net par un « ts ! » sans appel ? À quel moment gigota-t-elle sur ses fesses jusqu’à s’attirer ce « mais arrrrrête ! » exaspéré qui fit se tourner une ou deux têtes ? Je n’avais de ces brefs épisodes, disséminés sur plusieurs heures, qu’une conscience périphérique. Jusqu’au moment où l’homme hurla une phrase qui, pour quelques secondes, mit le spectacle dans la salle en précipitant le panier d’osier dans l’espace et la jeune femme dans une fuite où rien ne lui résista : Mais fous le camp, bougre de conne ! Voilà ce que venait de crier le compagnon d’harmonie. Et la femme s’enfuit, renversant tout sur son passage, tombant elle-même dans la travée, se relevant, forçant le passage comme on avance dans un courant contraire, une de ces déroutes qui vous font tout piétiner, spectateurs, sacs à main, lunettes (quelqu’un cria « mes lunettes ! ») et même les enfants en bas âge s’il s’en était trouvé.
53 ans, 2 jours
Mardi 12 octobre 1976
Ce que j’ai noté hier n’a pas sa place dans ce journal. Ça fait du bien !
53 ans, 1 mois, 5 jours
Lundi 15 novembre 1976
Tijo, que l’anecdote amuse, me dit avoir vu son camarade R.D. pisser en douce contre la voiture du policier qui lui mettait une contravention. Il pleuvait et, pendant que le flic verbalisait, concentré sur la protection du carnet à souche qu’il ne voulait pas mouiller, R.D. pissait tout son saoul contre la portière ouverte de la voiture de patrouille, sa queue dissimulée par le pan de son imperméable. Évidemment, une telle liberté des sphincters face à l’autorité en action force l’admiration. J’en serais incapable. Pas seulement par peur, mais parce que ce genre d’histoires ne m’a jamais fait rire. Les péteurs, les pisseurs, les roteurs ostensibles m’horripilent plus que les sournois. C’est probablement ce qui m’a tenu à l’écart des sports collectifs. La chambrée, le vestiaire, la cantine, l’autobus d’équipe où fleurit ce perpétuel étalage de virilité, très peu pour moi. Sans doute mon côté fils unique. Ou trop longtemps pensionnaire. Ou tranquillement sournois…
53 ans, 1 mois, 10 jours
Samedi 20 novembre 1976
Bruno me demande tout à trac si j’ai assisté à sa naissance. Au ton de sa voix je sens que ce n’est pas sa curiosité qui m’interroge mais l’air du temps. (Fort suspicieux, l’air du temps sur ce genre de sujets.) De fait, non, je n’ai assisté ni à la naissance de Bruno ni à celle de Lison. Pourquoi ? Par peur ? Par manque de curiosité ? Parce que Mona ne me l’a pas demandé ? Par inappétence pour l’écartèlement des corps ? Par adoration pour le sexe de Mona ? Je l’ignore complètement. À vrai dire, la question ne s’est pas posée, cela ne se faisait tout simplement pas à l’époque d’assister à l’accouchement de sa femme. Mais l’air du temps réclame des réponses, particulièrement aux questions qui ne se posent pas. Suis-je de ces maris qui laissent leur femme gésir seule sur leur lit de douleur ? Suis-je de ces pères qui commencent par le déni de paternité ? Voilà ce que me demande mon fils, derrière ses yeux fixes. Certes pas, mon garçon, j’ai le vertige à la place de ta mère, je m’associe affreusement à ses migraines, à ses maux de ventre, son corps m’a toujours intéressé au plus haut point, et pendant que toi et ta sœur veniez au monde je me suis classiquement tordu les mains dans la salle d’attente de la maternité. Avec ta mère, je suis empathique au possible. Et j’étais fort curieux de ton arrivée. Et de l’arrivée de Lison. Alors ? La naissance de Tijo, les hurlements de Marta sur son lit poisseux, l’ouverture caverneuse et gluante de son con, la face blême de Manès parfumé à la gnôle m’auraient-ils vacciné à jamais contre l’obstétrique ? Peut-être bien. Mais de cela, à votre naissance, je n’avais pas le souvenir. Lot d’images profondément refoulées.
Toute chose que je ne dis pas à Bruno mais qui tournent très vite dans ma tête avant que je m’entende répondre : Assisté à ta naissance ? Non. Pourquoi ?
— Parce que Sylvie est enceinte et que je compte aller accueillir mon fils.
À bon entendeur…
Ma chère Lison,
La relecture de cette passe d’armes entre ton frère et moi me remplit de honte. Ce « Non. Pourquoi ? », qui se voulait spirituel, creusait un peu plus le fossé qui nous séparait. Non seulement je n’ai pas cherché à combler ce fossé mais il semble que j’aie éprouvé un certain plaisir à l’approfondir. Au point qu’il est devenu le tombeau de nos relations. Bruno m’agaçait. J’en faisais une affaire d’incompatibilité. Différence de tempéraments, me disais-je, voilà tout. Et je m’en suis tenu là. Ce genre d’indignité paternelle constitue le fonds de commerce de la psychanalyse. J’aurais dû prendre le temps (l’énergie) de répondre à Bruno.