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D’autant qu’en relisant ce journal je n’y trouve aucune description de Mona enceinte. Il me semble que la chose regarde le corps, pourtant ! Eh bien, non, pas la moindre allusion. Comme si Bruno et toi étiez les fruits d’une parthénogenèse. Un avant, un après, mais pas d’avent. Pire, je constate que même en y réfléchissant je n’ai aucun souvenir des deux grossesses de Mona. Voilà ce que j’aurais dû dire à Bruno. Aucun souvenir de ta mère enceinte, mon garçon, désolé, cela me stupéfie moi-même, mais c’est un fait. Et y réfléchir un peu avec lui. La chose ne doit pas être rare chez les hommes de ma génération. (Encore un domaine où je ne me suis guère singularisé.) La femme, en ces temps-là, travaillait seule à sa gestation, entourée d’autres femmes. Les hommes semblaient coincés au début du néolithique, à peine conscients de leur rôle actif dans la procréation. On disait d’une femme qu’elle attendait un enfant comme si c’était l’œuvre du Saint-Esprit. La femme « n’attendait » pas, d’ailleurs, elle travaillait à cet enfantement, c’est l’homme qui attendait et qui, pour tromper son attente, trompait sa femme avant d’en retrouver l’usage. Et puis depuis cinq cents ans l’ombre du concile de Trente voilait l’image de la grossesse : interdiction faite aux artistes de représenter la Vierge grosse, et même donnant le sein ! On ne peint pas ça, on ne le sculpte pas, on ne le regarde pas, on n’en tient pas compte, on ne s’en souvient pas, on l’efface de sa mémoire et on le sacralise ! Honte à l’animalité ! Cachez ce ventre que je ne saurais voir ! La Vierge n’est pas un mammifère ! C’était assez profondément ancré dans l’inconscient catholique de ma génération pour déborder sur le mien, en dépit de mon athéisme affiché. Ma tête était faite au moule de la tête commune.

D’un autre côté, Mona affirme que nous avons fait l’amour très tard pendant que vous étiez en route Bruno et toi. La chasteté n’était pas notre fort et si je ne me souviens pas de Mona enceinte aujourd’hui c’est, dit-elle, pour expier ces jeux amoureux dont elle garde, elle, un très bon souvenir ! C’est elle qui sonnait la fin de nos ébats, à une date précise de sa grossesse au-delà de laquelle elle « peaufinait le moulage final » (sic).

Vois-tu, Lison, à l’époque de votre naissance, nous n’étions pas encore entrés dans l’ère de l’homme enceint inaugurée par votre génération : inversion spectaculaire des rôles opérée par le père matriciel, captation mimétique du personnage de la mère au point, rappelle-toi, que ton ami F.D. se tordait de douleurs abdominales pendant que sa femme accouchait, et que Bruno se déclara beaucoup plus doué que Sylvie pour donner le biberon à Grégoire.

Enfin, ce que surtout j’aurais dit à Bruno si notre conversation avait vraiment eu lieu, c’est qu’à la seconde où je vous ai pris dans mes bras lui et toi, il m’a semblé que vous existiez depuis toujours ! Là est la stupeur : nos enfants datent de toute éternité ! À peine sont-ils nés que nous ne pouvons plus nous concevoir sans eux. Certes nous gardons la mémoire d’un temps où ils n’existaient pas, où nous existions sans eux, mais leur présence physique plonge en nous de si soudaines et si profondes racines qu’ils nous semblent exister depuis toujours. Ce sentiment ne vaut que pour nos enfants. De tous les autres êtres, si proches et tant aimés soient-ils, nous pouvons imaginer l’absence, mais pas l’absence de nos enfants, si nouvellement nés qu’ils soient. Oui, j’aurais aimé pouvoir parler de tout cela avec Bruno.

*

53 ans, 5 mois, 2 jours

Samedi 12 mars 1977

Sous la douche, ce matin, me vient la chronologie suivante. Jusqu’à huit ou neuf ans Violette me « débarbouillait, » de dix à treize je faisais semblant de me laver, de quinze à dix-huit j’y passais des heures. Aujourd’hui je me douche avant de courir au travail. Retraité, me dissoudrai-je dans mon bain ? Non, nous devenons nos habitudes, c’est la douche qui me réveillera tant que je tiendrai debout. L’échéance venue je serai étrillé par un infirmier, à ces heures où l’hôpital n’autorise pas les visites. Enfin, on fera ma toilette.

53 ans, 7 mois

Mardi 10 mai 1977

Naissance de Grégoire. Naissance de mon petit-fils, nom d’un chien ! Sylvie très fatiguée, Bruno très père, Mona ravie, et moi… Peut-on parler de coup de foudre à la naissance d’un enfant ? Rien, je crois, dans ma vie, ne m’aura autant ému que ma rencontre avec ce petit inconnu si instantanément familier. J’ai quitté l’hôpital, j’ai marché seul trois heures sans savoir où j’allais. Cette impression persistante que Grégoire et moi avons échangé un regard décisif, signé un pacte d’affection éternelle. Deviendrais-je gâteux ? Ce soir, champagne. Tijo, égal à lui-même : Ça ne te dégoûte pas de coucher avec une grand-mère ?

53 ans, 9 mois, 24 jours

Mercredi 3 août 1977

Bruno et Sylvie depuis la naissance de Grégoire. Leur épuisement de jeunes parents : nuits hachées, sommeil aux aguets, rythmes perturbés, attention de chaque instant, inquiétude polymorphe, accès de précipitation (biberons égarés, lait trop chaud, lait trop froid, zut plus de lait ! zut la couche n’est pas encore sèche !), tout cela, ils s’y attendaient. Leur culture les y ayant préparés ils s’imaginaient le savoir d’instinct. Surtout Bruno. Mais la véritable cause de leur épuisement est ailleurs. Ce que le prétendu instinct parental leur a caché c’est la formidable disproportion des forces en présence. Les bébés développent une énergie sans commune mesure avec la nôtre. Face à ces vies en expansion nous faisons figure de vieux vivants. Même dans leurs pires débordements les jeunes adultes veillent à l’économie de leurs forces. Les bébés, non. Énergie prédatrice à l’état pur, ils se nourrissent sans vergogne sur la bête. Hors du sommeil, point de repos. Et justement, fort peu de sommeil chez les parents. Sylvie est vidée, Bruno, arc-bouté sur son rôle de père modèle, a les nerfs à fleur de peau ; ils se sentent dévorés vifs par l’objet unique de leur attention. Sans se l’avouer — grands dieux, jamais ils n’oseraient s’avouer une horreur pareille ! — , ils regrettent ces temps pas si anciens où, « dans nos milieux », comme disait maman qui pourtant n’en était pas, la marmaille était confiée à la valetaille. Siècles heureux où les enfants de la haute tarissaient les mamelles du peuple. N’ai-je pas moi-même été élevé par Violette ? Et en même temps, bien sûr, Grégoire leur fait fondre le cœur. Après tout — mais cela non plus, en parents modernes, ils ne se le disent pas —, monsieur est l’incarnation de leur amour : ils étaient deux pour l’accueillir dans la salle de travail, les voilà trois pour toujours. Ces petits doigts translucides, ces joues épanouies, ces bras et ces mollets potelés, cette paisible bedaine, ces replis, ces fossettes, ces solides fesses d’angelot, toute cette pneumatique si compacte est le fruit de leur amour ! Mais ce regard ! À quelle divinité muette appartient-il le regard que les nouveau-nés posent sur vous sans ciller ? Sur quoi ouvrent-ils, ces yeux à la pupille si noire, à l’iris si fixe ? Sur quoi ouvrent-ils de l’autre côté ? Réponse : sur tous les questionnements à venir. Sur l’insatiable appétit de comprendre. Après la dévoration de leur corps, les jeunes parents redoutent celle de leur esprit. Leur fatigue prend sa source dans la certitude que ça n’en finira pas. Mais chut… Les paupières de Grégoire se ferment… Grégoire s’endort… Sylvie le dépose dans son berceau avec des précautions bibliques. Car la ruse suprême de cette toute-puissance consiste à se faire passer pour le comble de la fragilité.