53 ans, 10 mois, 16 jours
Vendredi 26 août 1977
En rentrant de notre promenade avec Lison et les petits de Robert et d’Étienne, je n’ai pas sauté par-dessus la barrière. C’est la première fois que je ne saute pas cette barrière. Qu’est-ce qui m’a retenu ? La peur de « faire le jeune » devant les jeunes ? La peur de me prendre les pieds dans la barrière ? Une soudaine défiance en tout cas. De quoi ? De mon corps ? Douté de l’influx ? Le corps parle. Que dit-il ? Que s’amenuise la force de l’âge.
54 ans, 5 mois, 1 jour
Samedi 11 mars 1978
Depuis deux jours, Grégoire tripote ses oreilles avec un air fort concentré. Malgré mes efforts pour la rassurer (tous les bébés de ma connaissance jouent avec ce qui dépasse : orteils, nez, bourrelets, prépuce, langue, premières dents, oreilles…), Sylvie diagnostique un début d’otite. Il faut emmener Grégoire de toute urgence chez le pédiatre. Une otite mal soignée cela peut être très sérieux, père, votre ami H. en est devenu sourd ! Ascenseur, voiture, ascenseur, pédiatre. Lequel déclare que non, pas d’otite, ne vous alarmez pas chère madame, les bébés font toujours ce geste à cet âge-là, c’est tout à fait normal. Mais il omet d’expliquer « pourquoi ». Pourquoi les bébés de dix mois se tripotent-ils les oreilles avec une ardeur monomaniaque si lesdites oreilles ne les démangent pas ? Et nous voilà, ma belle-fille et moi, occupés à nous poser très sérieusement la question pendant la sieste de Grégoire. Comme nous ne trouvons aucune réponse convaincante, nous décidons d’étudier nos propres oreilles avec un esprit de découverte délibérément régressif, la question étant de savoir ce que ressent Grégoire depuis trois jours. Pour ce faire il nous incombe de rejoindre Grégoire en sa petite enfance, d’interroger nos oreilles avec l’innocence de nos dix mois. Nous tirons donc sur nos lobes comme s’ils étaient des chewing-gums (leur élasticité est d’ailleurs très relative), nous parcourons l’ourlet — que Sylvie a moins large mais beaucoup plus finement dessiné que moi —, nous triturons le tragus — que j’ai plus épais que Sylvie, et poilu surtout, tiens depuis quand ? Depuis quand ces poils rêches font-ils une crête d’Iroquois à ce triangle de chair dont j’ignorais jusqu’à notre recherche qu’il s’appelait le tragus ? — , nous explorons les profondeurs de la conque — si Bruno nous voyait, murmure Sylvie, les yeux fermés, en passant de la conque au dos bombé du pavillon — et tout à coup, Eurêka, elle trouve ! Je sais ! J’ai trouvé ! Fermez les yeux, père ! (Ce que je fais). Repliez les oreilles, comme un cocker. (Ce que je fais.) Qu’entendez-vous ? demande Sylvie en tapotant du bout de ses doigts le dos de mon pavillon. Du tam-tam, dis-je, j’entends ma belle-fille faire du tam-tam sur le pavillon de mes oreilles et ça résonne furieusement à l’intérieur de mon crâne ! Eh bien c’est ce que Grégoire vient de découvrir ! La musique, père ! La percussion ! Hypothèse que nous vérifions sitôt Grégoire sorti de sa sieste. Pas de doute, c’est bel et bien le dos de ses pavillons que le cobaye mélomane gifle des deux mains d’abord, puis qu’il tapote de ses doigts déliés, comme on pianote sur une table. Sur quoi, avec la déplorable inconstance des apprentis, il entreprend de porter un tracteur en plastique à sa bouche et je propose à Sylvie de descendre au garage goûter un peu la voiture, pour voir.
55 ans, 4 mois, 17 jours
Mardi 27 février 1979
Cette petite tache de café sur le dos de ma main, pendant que j’écris. Un brun très dilué. Je la nettoie du bout de l’index. Elle résiste. J’y ajoute de la salive, elle tient bon. Une tache de peinture ? Non, l’eau et le savon n’y font rien. La brosse à ongles pas davantage. Je dois me résoudre à l’évidence : ce n’est pas une tache sur ma peau, c’est une production de ma peau elle-même. Une marque de vieillesse, remontée des profondeurs. De celles qui parsèment les vieilles figures et que Violette appelait des fleurs de cimetière. Depuis quand a-t-elle poussé là ? Que je signe des papiers au bureau, que je mange ou que j’écrive ici à ma table, le dos de ma main est presque constamment sous mes yeux et je n’ai jamais remarqué cette tache ! Ce genre de fleur ne pousse pourtant pas d’une seconde à l’autre ! Non, elle s’est immiscée dans mon intimité sans éveiller ma curiosité, elle a tranquillement fait surface et pendant des jours je l’ai vue sans la voir. Aujourd’hui, voilà qu’un état particulier de ma conscience me la montre vraiment. Beaucoup d’autres fleuriront en douce et bientôt je ne me souviendrai plus à quoi ressemblaient mes mains avant les fleurs de cimetière.
55 ans, 4 mois, 21 jours
Samedi 3 mars 1979
Certains changements de notre corps me font penser à ces rues qu’on arpente depuis des années. Un jour un commerce ferme, l’enseigne a disparu, le local est vide, le bail à céder, et on se demande ce qu’il y avait là auparavant, c’est-à-dire la semaine dernière.
55 ans, 7 mois, 3 jours
Dimanche 13 mai 1979
Tijo, que je complimente pour la présence étonnamment durable d’une sympathique Ariette à ses côtés (mais de quoi je me mêle ?), me laisse parler, puis, une fois achevé mon éloge des sentiments durables, lâche, le plus sérieusement du monde : Le sexe d’un homme ne laisse pas plus de trace dans celui d’une femme que le passage d’un oiseau dans le ciel. Impossible de lire dans ses yeux le sens qu’il donne à ce proverbe aux allures chinoises.
56 ans, anniversaire
Mercredi 10 octobre 1979
À vingt ans, m’étirer c’était m’envoler. Ce matin, j’ai cru me crucifier en m’étirant. Nécessité de me dérouiller. La prédiction de ce prof de gym (Desmile ? Dimesle ?) qui, en seconde, nous affirmait que nous serions rouillés avant l’âge si nous ne faisions pas d’exercices quotidiens… Peut-être. En attendant, quand je vois dans quel état sont mes amis sportifs qui m’étourdissaient de leurs performances (Étienne aujourd’hui perclus de rhumatismes, ses doigts et ses clavicules plusieurs fois cassés, ses épaules de rugbyman ravagées par la capsulite), j’estime que j’ai bien fait de résister à la religion du record et au diktat de l’entraînement permanent, cet onanisme. J’ai toujours détesté le sport comme religion du corps. La boxe m’était une sorte de danse ludique, un art de l’esquive. Et puis, je la pratiquais surtout en solitaire ; c’était contre un sac que je tapais le plus souvent. Et au tennis contre un mur. Quant aux abdominaux et aux pompes, ils étaient mes exercices d’incarnation. Ils offraient un corps au garçon translucide qui avait été le fantôme de son père. Gagner un match de ballon prisonnier, épuiser un adversaire teigneux sur le ring, ridiculiser un bêcheur au tennis, grimper à vélo une côte verticale, c’était venger papa, mais en le tenant à distance, dans la tribune, assis à la place d’honneur. Le sport n’a jamais représenté pour moi une nécessité physique. J’en ai d’ailleurs cessé toute pratique le jour où j’ai rencontré Mona.