56 ans, 9 mois, 27 jours
Mercredi 6 août 1980
Blague entendue tout à l’heure, au bar où je prenais un café, racontée par mon voisin de comptoir, qui lui n’en était pas à son premier pastis : Pas de femmes, dit le médecin à son patient. Pas de femmes, pas de café, pas de tabac, pas d’alcool. Et avec ça, je vivrai plus vieux ? Je n’en sais rien, dit le médecin, mais le temps vous paraîtra plus long.
56 ans, 9 mois, 29 jours
Vendredi 8 août 1980
Varicelle à Mérac, les pustules se sont abattues comme un vol de sauterelles sur la tribu des enfants. Les impacts, avec leurs auréoles. Pas un seul rescapé, ça geint, ça s’endort, ça se réveille, ça se plaint que ça gratte, ça se voit interdire de se gratter, Mona et Lison dans leur rôle d’infirmières de guerre se battent sur tous les fronts. Il y a là Philippe, Pauline, les petits-enfants d’Étienne et trois petits copains. J’ai télégraphié dare-dare à Bruno qu’il nous expédie Grégoire pour le faire profiter de cette vaccination naturelle, mais Bruno a refusé par un télégramme dont la brièveté en dit long. Texte : Tu plaisantes, j’imagine ? Signature : Bruno. Dommage, conclut Mona, la varicelle à plusieurs, c’est un jeu, tout seul c’est une punition.
Je ne peux m’empêcher d’imaginer Bruno choisissant avec soin les quatre mots de sa réponse. À quel âge se remet-on d’avoir un père vivant ?
56 ans, 10 mois, 5 jours
Vendredi 15 août 1980
Combien de sensations inéprouvées ? Au concert, à l’église, une femme aux bras nus, le coude sur le dossier de la chaise voisine restée libre, tiraille rêveusement les poils de son aisselle. J’ai expérimenté. Pas désagréable. Pourrait vite devenir un tic si la région était plus facile d’accès.
57 ans, anniversaire
Vendredi 10 octobre 1980
Charmant cadeau d’anniversaire de Lison. Nous dînons en bande, Mona, Tijo, Joseph, Jeannette, Étienne et Marceline, etc. Assise en face de moi, Lison participe aux conversations avec une joie de vivre qui me semble décuplée par une force étrangère à elle-même. Elle est inspirée. Un bon génie l’habite. Qui la fatigue un peu si j’en juge par ses traits tirés. Après le dîner, je la convoque dans la bibliothèque. (Depuis toujours nous jouons à la solennité de la convocation paternelle. Ma fille, rejoins-moi dans la bibliothèque ! Lison affecte un air penaud et moi une posture de commandeur en refermant la porte sur nous.) Assieds-toi. Elle s’assied. Ne bouge pas. Elle regarde ses pieds. Je parcours les rayonnages de la bibliothèque et en sors Le Docteur Jivago. Je cherche le passage que je veux lui lire, ah ! voilà, nous y sommes ! Neuvième partie, chapitre trois. Ce sont les carnets de Iouri Jivago. Il les écrit à Varykino, fin de l’hiver, approche du printemps. Écoute. Lison écoute.
« Il me semble que Tonia est enceinte. Je le lui ai dit. Elle ne le pense pas mais j’en suis convaincu. Je le vois à des signes imperceptibles, antérieurs aux indices évidents, mais qui ne peuvent me tromper. Le visage de la femme change. On ne peut dire qu’elle ait enlaidi, mais son aspect extérieur, dont elle était complètement maîtresse jusque-là, échappe désormais à son contrôle. Il est entre les mains de l’avenir qui sortira d’elle et qui n’est déjà plus elle-même. »
Je relève la tête. Lison dit : Ça, c’est ce qu’on appelle un père spicace ! Nous tombons dans les bras l’un de l’autre.
Or donc, ma chérie, ton père, qui n’a aucun souvenir des grossesses de ta mère, a deviné celle de sa fille alors que Fanny et Marguerite étaient à peine en route ! À quel genre d’instinct doit-on ce genre de prescience ? Au fond, tu pourrais aussi bien fourguer ce journal à La Nouvelle Revue de psychanalyse, l’ami JB en ferait ses choux gras.
58 ans, 28 jours
Samedi 7 novembre 1981
Dans les magasins de nos quartiers chics, il est rare aujourd’hui d’entendre une injure raciste à caractère délibérément physique. Pourtant, ce matin, boulangerie, Tijo et moi achetons croissants et brioches. En l’absence de Lison, nous allons garder Fanny et Marguerite pendant la matinée. Boulangerie, donc. Deux dames comme il faut et un vieil Arabe devant nous. Derrière, la file s’étire jusqu’à la porte. (Boulangerie réputée.) De l’autre côté du comptoir, la boulangère en blouse rose, une de ces commerçantes qui placent toute leur distinction dans l’usage du conditionnel. Dites-moi ce qui vous ferait plaisir. Et avec ça que vous faudrait-il ? Une fois les deux clientes servies, c’est le tour du vieil Arabe. Djellaba, babouches, à quoi s’ajoutent un fort accent et une indécision propre à son grand âge. Fin du conditionnel. Bon, alors, qu’est-ce qu’il veut ? Il se décide ? Réponse de l’intéressé difficile à saisir. Quoi ? L’homme désigne un palmier. Ce faisant, il détourne le regard vers le gâteau convoité. La rose boulangère en profite pour se pincer ostensiblement le nez et faire avec la main droite le geste d’une puanteur que l’on chasse. Elle saisit le palmier avec une pincette de métal, l’emballe en un tournemain, annonce le prix en le jetant devant le client. Qui soulève sa djellaba pour chercher de la monnaie dans la poche de son pantalon. Il n’a pas la somme exacte, replonge pour faire l’appoint, s’y perd, visite une autre poche, en sort une vieille paire de lunettes. Eh ! On n’a pas la vie devant nous ! Vous voyez pas les gens ? Geste large balayant la clientèle. Il s’affole. Des pièces tombent. Il se baisse, se relève, étale en désespoir de cause toute sa monnaie sur le faux marbre de la caisse. Elle pioche la somme dite. Il quitte le magasin l’œil bas. Faut pas vous excuser surtout ! Et là, ce coup de clairon à la compagnie : Ces Arabes, non seulement ils viennent nous sucer le sang, mais ils laissent leur odeur ! Silence général. Probablement atterré, mais silence tout de même. (Dont le mien.) Jusqu’à ce que s’élève la voix de Tijo. C’est vrai, ils sont dégueulasses, ces Arabes ! (Pause.) Il faut vraiment être dégueulasse pour sucer le sang de Madame ! (Pause.) Au jeune cadre derrière nous : Franchement, monsieur, vous le suceriez, vous, le sang de Madame ? Le cadre blêmit. Non ? Je vous comprends, parce que vu ce qu’elle sort par la bouche ça doit être quelque chose le sang de Madame ! Terreur générale, à présent. Tijo à une autre cliente : Et vous madame, vous le suceriez ? Non ? Monsieur non plus ? Eh bien c’est que vous n’êtes pas des Arabes ! Du coup, plus une goutte de sang ne circule dans le corps unique de la clientèle. Ces visages craignent les coups car ces mots sont physiques. Je décide d’arrêter le massacre quand Tijo sans transition s’adresse à la boulangère avec une voix du dimanche : Chère madame, vous nous feriez un immense plaisir en nous vendant quatre de vos croissants et autant de vos brioches.