13 ans, 1 mois, 28 jours
Mardi 8 décembre 1936
Toujours me calmer avant de noter quelque chose.
13 ans, 2 mois, 15 jours
Vendredi 25 décembre 1936
Hier soir, le cadeau de maman a été cette question : Crois-tu vraiment avoir mérité un cadeau pour Noël ? J’ai repensé aux scouts et j’ai répondu non. Mais c’est surtout parce que je ne voulais rien d’elle. Oncle Georges, lui, m’a offert deux haltères de deux kilos et Joseph un appareil pour développer les muscles qui s’appelle un extenseur. Ce sont cinq cordons de caoutchouc reliés à deux poignées de bois. Il faut prendre les poignées et tendre l’extenseur le plus grand nombre de fois possible. Dans le mode d’emploi, on voit la photo d’un homme avant qu’il ait acheté les extenseurs et le même homme six mois plus tard. On ne le reconnaîtrait pas. Sa cage thoracique a doublé de volume et ses élévateurs lui font un cou de taureau. Pourtant, il n’en faisait que dix minutes par jour.
13 ans, 2 mois, 18 jours
Lundi 28 décembre 1936
Nous avons joué à nous évanouir, Étienne et moi. C’était bien. L’autre se place derrière toi, il te prend dans ses bras, te comprime la poitrine le plus fort possible pendant que tu vides tes poumons. Une fois, deux fois, trois fois, en serrant de toutes ses forces, et quand il n’y a plus d’air du tout dans ta poitrine, tes oreilles bourdonnent, la tête te tourne, tu t’évanouis. C’est délicieux. On se sent partir, dit Étienne. Oui, ou chavirer, ou couler… En tout cas, c’est vraiment délicieux !
13 ans, 3 mois
Dimanche 10 janvier 1937
Dodo m’a réveillé, en pleine nuit. Il pleurait. Je lui ai demandé pourquoi, il n’a pas voulu me le dire. Alors je lui ai demandé pourquoi il me réveillait. Il a fini par me dire que ses copains le moquaient parce qu’il faisait pipi moins loin qu’eux. J’ai demandé jusqu’où. Il m’a dit pas loin. Maman ne t’a pas appris ? Non. Je lui ai demandé s’il avait envie maintenant. Oui. Je lui ai demandé s’il roulait bien sa chaussette avant de faire pipi. Il m’a dit : Quoi ma chaussette ? Nous sommes allés sur le balcon et je lui ai montré comment rouler sa chaussette. C’est Violette qui m’a appris le truc, dans mon bain, quand j’étais petit : Roule donc ta chaussette qu’il n’aille pas nous faire des champignons, celui-là ! Son petit bout est sorti et il a pissé très loin, jusque sur le toit de la Hotchkiss des Bergerac. Elle était garée sous la maison. Il a pissé aussi loin que la largeur du trottoir. Il était tellement content qu’il faisait pipi en riant. Ça envoyait le jet encore plus loin, par secousses. J’ai eu peur que maman ne se réveille et je lui ai mis la main sur la bouche. Il a continué de rire dans ma main.
13 ans, 3 mois, 1 jour
Lundi 11 janvier 1937
Il y a trois façons de pisser chez les garçons : 1) Assis. 2) Debout sans rouler sa chaussette. 3) Debout en la roulant. (La chaussette, c’est le prépuce. Confirmé par le dictionnaire.) Quand tu la roules, tu pisses beaucoup plus loin. Il est tout de même incroyable que maman n’ait pas appris ça à Dodo ! D’un autre côté n’est-ce pas instinctif ? Si oui, pourquoi Dodo ne l’a-t-il pas découvert tout seul ? Qu’en serait-il de moi si Violette ne m’avait pas montré le truc ? Est-il possible que des hommes arrosent leurs pieds toute leur vie parce qu’ils n’ont jamais eu l’idée de rouler leur chaussette ? Je me suis posé cette question toute la journée en écoutant mes professeurs parler : Lhuillier, Pierral, Auchard. Ces choses innombrables qu’ils savent sur « la marche du monde » (comme dirait maman) sans peut-être avoir jamais eu l’idée de rouler leur chaussette ! Monsieur Lhuillier, par exemple, avec son air de vouloir tout apprendre à tout le monde, je suis sûr qu’il se pisse sur les pieds et se demande pourquoi.
13 ans, 3 mois, 8 jours
Lundi 18 janvier 1937
Ce que j’aime quand je m’endors c’est me réveiller pour le plaisir de me rendormir. Se réveiller à la seconde où on s’endort, c’est épatant ! C’est papa qui m’a appris l’art de l’endormissement. Observe-toi bien : tes paupières s’alourdissent, tes muscles se relâchent, sur l’oreiller ta tête pèse enfin son poids de tête, tu sens que ce que tu penses n’est plus tout à fait pensé, comme si tu commençais à rêver en sachant que tu ne dors pas encore. Comme si je marchais en équilibre sur un mur, prêt à tomber du côté du sommeil ? Exactement ! Dès que tu te sens basculer côté sommeil, secoue la tête et réveille-toi. Reste sur le mur. Ton réveil durera quelques secondes pendant lesquelles tu pourras te dire : Je vais me rendormir ! C’est une promesse exquise. Réveille-toi encore pour en jouir une deuxième fois. S’il le faut pince-toi dès que tu te sens basculer ! Reviens à la surface le plus souvent possible et laisse-toi enfin couler. J’écoute papa me murmurer ses leçons d’endormissement. Encore, encore ! C’est ce que, grâce à lui, je demande chaque soir au sommeil.
13 ans, 3 mois, 9 jours
Mardi 19 janvier 1937
C’est peut-être cela, mourir. Ce serait très bon si nous n’en avions pas si peur. Peut-être ne nous réveillons-nous chaque matin que pour retarder le moment délicieux où nous allons mourir. Quand papa est mort, il s’est endormi une dernière fois.
13 ans, 3 mois, 20 jours
Samedi 30 janvier 1937
En me mouchant tout à l’heure, je me suis rappelé que quand Dodo était petit j’essayais de lui apprendre à se moucher. Mais il ne soufflait pas. Je lui mettais le mouchoir sous le nez en lui disant vas-y, souffle, et il soufflait par la bouche. Ou alors il ne soufflait pas du tout, il soufflait à l’intérieur, il se gonflait comme un ballon et rien ne sortait. À cette époque-là, je croyais que Dodo était idiot. Mais ce n’était pas vrai. C’est que l’homme doit tout apprendre sur son corps, absolument tout : on apprend à marcher, à se moucher, à se laver. Nous ne saurions rien faire de tout cela si on ne nous le montrait pas. Au départ, l’homme ne sait rien. Rien de rien. Il est bête comme les bêtes. Les seules choses qu’il n’a pas besoin d’apprendre c’est respirer, voir, entendre, manger, pisser, chier, s’endormir et se réveiller. Et encore ! On entend, mais il faut apprendre à écouter. On voit mais il faut apprendre à regarder. On mange mais il faut apprendre à couper sa viande. On chie mais il faut apprendre à aller sur le pot. On pisse mais quand on ne se pisse plus sur les pieds il faut apprendre à viser. Apprendre, c’est d’abord apprendre à maîtriser son corps.