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58 ans, 29 jours

Dimanche 8 novembre 1981

L’homme ne craint vraiment que pour son corps. Dès qu’un offenseur comprend qu’on pourrait lui faire ce qu’il dit, sa terreur est sans nom.

58 ans, 1 mois, 5 jours

Dimanche 15 novembre 1981

Mona et moi étions de garde, hier soir, auprès de Grégoire et de son copain Philippe, quatre ans et demi l’un et l’autre. Hormis le dîner, les dents à faire brosser, l’histoire à raconter, l’extinction des feux à 9 heures pile et la porte de leur chambre à garder entrebâillée sur la lumière du couloir, il nous a fallu leur donner le bain. En les séchant j’ai constaté que Grégoire pesait beaucoup plus lourd que Philippe. Ils sont pourtant d’un gabarit identique. Pour en avoir le cœur net, je les ai pesés. Surprise, à cinquante grammes près (d’ailleurs au profit de Philippe), ils pèsent le même poids : dix-sept kilos et des poussières. Grégoire n’est pas plus lourd mais infiniment plus dense que Philippe. Pauvre Philippe ! Je suis persuadé que ce défaut de densité lui prépare une existence de grande incertitude, de doute permanent, de convictions volatiles, de culpabilité latente, d’angoisse récurrente, bref, de considérable encombrement de soi, tandis que Grégoire, bien posé dans ses chaussures, suivra un tranquille destin de tank. La douleur d’être pour Philippe, un hédonisme stable pour Grégoire. Affaire de densité. Mona a beau me dire que mon observation ne repose sur aucun argument, ce matin encore le souvenir de ces deux masses si tragiquement disproportionnées m’a conforté dans ma conviction.

58 ans, 6 mois, 4 jours

Mercredi 14 avril 1982

Âpres et longues négociations avec le Japonais Toshiro K. Quel âge peut-il avoir ? Il est si maigre que son kimono marron semble une écorce autour d’une brindille. Ses gestes ont des lenteurs de lémurien et son stylo est une bûche entre ses doigts. Impressions contradictoires : cet homme qui n’a plus la force de vivre semble avoir le temps pour lui. La longueur de ses silences, l’extrême lenteur de son élocution et de ses gestes ont ressuscité l’image de mon père qui soulevait une montagne quand il portait une cuiller à sa bouche. Quatre années de guerre et les gaz allemands l’avaient vidé de sa substance aussi complètement qu’un siècle entier l’a fait de ce vieillard japonais. Bref, mon père est venu s’asseoir à la table des négociations ; il s’est installé dans les silences de Toshiro K. Ôte-toi de là, papa, tu me déranges. Je le vois s’arc-bouter contre le buffet de notre cuisine, mais le buffet ne bouge pas d’un millimètre. Monsieur Toshiro K. me laisse regarder mon père épuiser ses dernières forces dans ce combat domestique. Papa, s’il te plaît, ton fils négocie. Papa est assis à la table familiale à présent. Maman et moi ne pouvons quitter des yeux la mouche qui s’est posée sur son nez. Elle me prend déjà pour mon cadavre, dit-il sans faire un geste pour la chasser. Maman quitte la table en renversant sa chaise. Elle crie vous êtes odieux. Il murmure mais non. Le petit garçon que je suis embrasse la main qu’il tend vers lui. Monsieur Toshiro K. attend. Papa fait durer les négociations. Dans l’avion du retour, mes collaborateurs loueront ma patience avec le vieux Japonais.

58 ans, 6 mois, 5 jours

Jeudi 15 avril 1982

Mon père au corps d’écorce. Pas de poumons, muscles sans chair, câbles distendus. Et moi, grand petit garçon aux membres mous, tout en imitation de son extrême lenteur, je me déplaçais en me cognant aux meubles, jeune fantôme de mon père, que ma mère fuyait, la pauvre, terrorisée par ces deux inconcevables.

59 ans

Dimanche 10 octobre 1982

Depuis la fin de l’été, cette démangeaison parfois violente sous l’omoplate gauche, qui semble venir d’une vertèbre, mais qui se manifeste surtout quand j’ai trop mangé. J’ai attendu pour en parler ici qu’elle devienne récurrente.

59 ans, 1 mois, 8 jours

Jeudi 18 novembre 1982

Morphologie de l’embauche. Je viens d’engager un rédacteur au curriculum troué comme un manteau d’aventurier. Mais son œil malin, sous une arcade sourcilière néandertalienne, m’a inspiré confiance. Bréval (féru de psychomorphologie) lui préférait un beau gars élancé, au crâne harmonieux, bardé de diplômes et chaleureusement recommandé par le ministre en personne. Mais, dès ses premiers mots, j’ai su que le beau gosse tombait — avec une molle fatuité — de la dernière pluie. Entre un squelette flambant neuf et une ossature qui a survécu au paléolithique, je n’ai pas hésité une seconde.

59 ans, 1 mois, 14 jours

Mercredi 24 novembre 1982

De l’agrément de se gratter. Pas seulement pour cette montée orgasmique qui s’achève dans l’apothéose du soulagement mais pour le délice, surtout, de trouver au millimètre près le point exact de la démangeaison. Cela aussi c’est « se bien connaître ». Très difficile de désigner à l’autre l’endroit précis où vous gratter. Dans ce domaine, l’autre déçoit toujours. Comme souvent, il est légèrement à côté du sujet.

59 ans, 1 mois, 15 jours

Jeudi 25 novembre 1982

Nous pouvons nous gratter jusqu’à la jouissance mais chatouille-toi tant que tu veux, tu ne te feras jamais rire.

59 ans, 3 mois, 12 jours

Samedi 22 janvier 1983

J’apprends à Grégoire à manger ce qu’il déteste. En l’occurrence ces endives braisées que Bruno s’obstine à lui servir pour lui « former le goût ». J’ai donc entraîné Grégoire à interroger patiemment le goût des endives braisées. En d’autres termes à s’intéresser à cette horreur, comme je l’avais fait, en son temps, avec Dodo, mon petit frère fictif, pour pouvoir les avaler moi-même. Mange-les en les goûtant vraiment, en cherchant vraiment à comprendre le goût qu’elles ont. Tu verras, c’est intéressant de savoir pourquoi on n’aime pas quelque chose. (Dans ce genre d’exercice, je me surprends à parler en italiques, comme le faisait papa.) On y va ? On y va ! Une toute petite bouchée d’abord, suivie d’une description minutieuse de ce goût-là, en l’occurrence cette amertume qui rebute la plupart des enfants (sauf les petits Italiens, peut-être, entrés tôt dans la culture de l’amargo). Une deuxième bouchée, un peu plus copieuse, pour vérifier le bien-fondé de cette description, et ainsi de suite (sans aller jamais jusqu’à la grosse bouchée par laquelle en croyant abréger le supplice on provoque le haut-le-cœur). Grégoire est venu à bout de son assiette avec une satisfaction tout intellectuelle. Il prétend que les endives ont un goût de clou rouillé. Va pour le clou rouillé, pourvu qu’il bouffe ses endives sans moufter tout en continuant à les trouver dégueulasses.