Un goût de clou rouillé… Ça m’a rappelé ces colosses qui mangeaient leur vélo dans les foires de mon enfance. Je le raconte à Grégoire. L’un d’entre eux avait même entrepris d’avaler une voiture, une Juvaquatre. Grégoire me demande si sa mère était au courant, la mère du colosse, pour la Juvaquatre.
60 ans
Lundi 10 octobre 1983
Mon anniversaire. Pourquoi fête-t-on les dizaines avec tant de faste ? Mona a rameuté le ban et l’arrière-ban. Seront-ils aussi nombreux à mon enterrement ? Selon Tijo, la fête s’impose doublement, chaque dizaine étant à la fois enterrement et naissance. Tu étais un vieux quinqua te voilà un jeune sexagénaire, dit-il en levant son verre à ma santé. Un marmot dans ton nouvel âge. Vive toi ! Pas si mal vu. Souffle tes soixante bougies, bonhomme, tu renais pour dix ans !
60 ans, 10 mois, 6 jours
Jeudi 16 août 1984
Le crissement du gravier sous un pas nonchalant, entendu dans le jardin de l’hôtel T., vers une heure du matin, Mona endormie contre moi. Ce crissement fait partie des sons apaisants de ma vie.
61 ans, 7 mois, 2 jours
Dimanche 12 mai 1985
Hier après-midi, j’ai emmené Grégoire voir Greystoke, une énième version de Tarzan. Grégoire ravi et moi frappé par la scène suivante : lord Greystoke, grand-père gâteau de Tarsinge l’homme Zan (la blague date de toute éternité mais Grégoire, admiratif, croit que je suis le premier à la faire), plonge son blaireau dans un bol de café noir avant d’épandre la mousse sur son visage. J’ai expérimenté la chose ce matin même. Résultat saisissant ! Les pores de la peau se rétractent sous l’effet astringent du café et en conservent l’arôme pendant une vingtaine de minutes. Peau de bébé parfumée au café. Mona, ravie. Elle me trouve de plus en plus raffiné.
61 ans, 7 mois, 17 jours
Lundi 27 mai 1985
Accident stupide. Lundi de Pentecôte. Nous prenions le thé chez Madame P., vieille amie de la défunte mère de Mona, qui va sur ses cent deux ans. Villa néovictorienne, le thé servi dehors sous un platane poussé au beau milieu d’un court de tennis ! L’image est d’autant plus saisissante qu’autour de ce platane le court, en terre battue, continue d’être entretenu à l’ancienne, arrosé, roulé, les lignes dûment tracées à la chaux, comme si de rien n’était. Boire le thé sous cet arbre c’est s’installer tout vivant dans un tableau de Magritte. Le jeu consiste à ne pas s’en étonner auprès de la vieille dame. Si toutefois un indiscret questionne Madame P., elle répond : Que voulez-vous, mes hommes sont morts, plus personne ne joue, cet arbre a poussé là, il faut accepter ce qui vous quitte comme ce qui vous échoit. Bref, nous sirotions notre thé quand un chien a fait irruption dans la propriété. La vieille dame l’a repéré du coin de l’œil et s’en est offusquée. Qui donc me débarrassera de cet animal ? Ici, l’accident. Je bondis sur mes pieds, fonce vers le chien en moulinant des bras avec force vociférations, mais un obstacle invisible me stoppe en plein élan, au niveau du front. Mes deux pieds décollent, je tombe à plat dos, ma main et mon crâne heurtant violemment le sol. Quelques secondes d’étourdissement, douleur cuisante sur toute la largeur du front et, conscience revenue, me voilà aveuglé par un rideau de sang. Premiers soins de Mona qui m’éponge. Explication : l’obstacle était un fil de fer tendu à hauteur d’homme, reste de l’ancien grillage qui limitait jadis le tennis. C’est alors que je vois ma main. Le médius, figé à la verticale de la paume, montre le ciel. Il ne peut pas se remettre en place. Un morceau de moi qui rompt l’alignement. Ce n’est rien, dit Mona, tu t’es cassé le doigt. Hôpital : ébahissement du médecin de garde devant la diversité des dégâts : « Que vous est-il arrivé ? » Difficile à expliquer en quelques mots : le thé, le tennis, Magritte, le chien, la vieille dame, le fil de fer, bref, le plus gigantesque désastre de l’histoire du thé mondain. Piqûre antitétanique (le fil de fer était rouillé), huit points de suture le long de la calotte crânienne, On a voulu vous scalper ? Radio du crâne, pansement pyramidal pour maintenir la poche de glace contre la bosse, radio de la main, pas cassée finalement, doigt foulé replacé dans l’alignement (un peu brutal), attelle et pansement.
Plus tard, Mona me demande ce qui m’a pris de bondir comme ça.
— Je crois que je m’ennuyais un peu.
— Ce fil de fer aurait pu te décapiter.
61 ans, 7 mois, 22 jours
Samedi 1er juin 1985
À la fin de Greystoke, le vieux lord, pendant un réveillon de Noël, se tue en glissant dans l’escalier du château, assis sur un grand plateau d’argent qui lui tient lieu de luge. Enfant, il dévalait sur ce même plateau toutes les marches depuis la nursery, mais il n’a plus l’âge, ne contrôle plus sa trajectoire et se tue dans un virage. Sa tête heurte un lourd pilier de bois. Gros chagrin de Tarzan. (Et de Grégoire.) Le vieux lord a été victime d’une attaque d’enfance. C’est ce qui a dû m’arriver hier quand j’ai brusquement joué à effrayer ce chien. Très souvent, l’enfant bondit en moi. Il présume de mes forces. Nous sommes tous sujets à ces accès d’enfance. Même les plus âgés. Jusqu’au bout, l’enfant revendique son corps. Il ne désarme pas. Des tentatives de réappropriation aussi imprévisibles que des raids. L’énergie que je déploie dans ces moments-là est d’un autre temps. Mona s’effraie de me voir courser un autobus ou grimper aux arbres pour cueillir un fruit hors de portée. Ce n’est pas que tu le fasses qui me fait peur, c’est qu’une seconde avant tu ne songeais pas à le faire.
61 ans, 7 mois, 27 jours
Jeudi 6 juin 1985
On retire les points de suture. La cicatrice fait à mon crâne une auréole rose, comme si — dixit Grégoire — quelqu’un l’avait ouvert pour jeter un coup d’œil à l’intérieur. Plus tard dans l’après-midi, Mona est alarmée par la démarche de Grégoire. Elle me le montre, par la fenêtre, jouant avec Kopek, dans le jardin. Le gosse est arythmique, disloqué, ralenti, et comme désorienté. Le chien semble impressionné de voir son maître marcher de travers. Affolé, je me précipite : Grégoire déclare alors, en désignant ma cicatrice, qu’il est le petit-fils de Frankenstein.
62 ans, 29 jours
Vendredi 8 novembre 1985
Ce matin, j’ai oublié le code de ma carte bleue. Pas seulement le code mais le moyen mnémotechnique concocté pour le retenir. Et le parcours de mes doigts sur le clavier. Frappé de stupeur devant le distributeur. Complètement ébranlé. Nouvelle tentative ? Quelle tentative ? Aucun souvenir. Pas la moindre piste. Comme si ce code n’avait jamais existé. Pire, comme s’il existait ailleurs, en un lieu auquel je n’ai pas accès. Panique mêlée de fureur. Je demeure sur le trottoir, devant la machine, à ne savoir que faire. Derrière, on s’impatiente. L’appareil me rend ma carte. Je dis : Il est détraqué, je crois. La honte d’avoir prononcé cette phrase, de m’y être cru obligé ! Je me dégage en rasant le mur. J’ai tout perdu : mémoire, dignité, self-control, maturité, je suis complètement dépossédé. Ce code, c’était moi. Je renvoie la voiture et décide d’aller au bureau à pied. La fureur et la honte me font marcher vite. Je traverse au vert. Klaxons. Impossible de me raisonner. Impossible de ramener l’événement à sa juste proportion : une saute de courant, sans conséquence à long terme. À l’heure où j’écris ces lignes (le code est revenu de lui-même prendre sa place dans ma mémoire), les mots me manquent pour décrire l’état de terreur où m’a flanqué ce bref oubli.