62 ans, 1 mois
Dimanche 10 novembre 1985
Ces disparitions soudaines d’une donnée acquise, code de ma carte bleue, codes de portes amies, numéros de téléphone, noms ou prénoms, dates de naissance, etc., me percutent comme des météorites. La surprise plus que l’oubli provoque un ébranlement de toute ma planète. Bref, je ne m’y fais pas. En revanche, je ne suis pas surpris du tout de répondre juste aux questions de ces jeux radiophoniques ou télévisés que j’écoute d’une oreille distraite. Grégoire : Alors tu sais tout grand-père ? Tu te souviens vraiment de tout ?
62 ans, 4 mois, 5 jours
Samedi 15 février 1986
Coiffeurs. Dans ma jeunesse, ils ne vous massaient pas le crâne. Ils vous lavaient rudement la tête avant de la transformer en brosse, que le Pinto, une colle en bâton, maintenait raide jusqu’à la coupe suivante. (Non, le Pinto, c’était plus tard, dans les premières années de l’après-guerre.) Quoi qu’il en soit, le métier s’est féminisé, donc raffiné, et voilà qu’en vous lavant les cheveux des doigts habiles se sont mis à vous masser le crâne. Moment d’abandon où, pour peu que la masseuse soit experte, tous les rêves deviennent possibles. Je crois même avoir murmuré un jour, au bord de l’extase : Arrêtez, s’il vous plaît. Vous n’aimez pas qu’on vous masse ? a demandé ingénument la jeune coiffeuse. Je crois avoir bafouillé : Si, si, mais non. Quand je dis « ingénument » je n’en crois pas un mot, car si j’étais jeune fille et masseuse de cuir chevelu, ils m’amuseraient beaucoup ces messieurs voués à ma dextérité et que leur position dans le fauteuil empêche de porter sur leur braguette l’œil qui chavire sous mes doigts. De fameuses occasions de rigolade entre copines ! Si ça se trouve, elles font des concours, pour se désennuyer de leurs interminables journées. Et le tien, il a bandé en combien de secondes ?
62 ans, 9 mois, 16 jours
Samedi 26 juillet 1986
Angoisse tenace, toute la matinée. Grégoire en a fait les frais. J’ai presque sursauté quand — nous faisions le marché — il m’a demandé, au bord des larmes, si j’étais fâché. Quelle tête lui ai-je donc opposée ? Quelle mine réprobatrice ? Quel masque haineux ? Et depuis combien de temps ? D’ailleurs, quelle tête faisons-nous quand nous faisons la tête ? Et quelle tête faisons-nous quand nous ne la faisons pas ? Nous vivons derrière nos visages. Ce que l’enfant voit de la figure adulte, lui, c’est un miroir. Et, dans le cas présent, le miroir renvoyait à Grégoire l’image de son énigmatique culpabilité.
— Qu’est-ce que j’ai fait ?
— Tu as fait, tu as fait que tu mérites une bonne glace. À quoi la veux-tu, vanille ? chocolat ? fraise ? pistache ?
— Noisette !
Et deux glaces à la noisette, deux !
De l’angoisse au sentiment de culpabilité… Mona, à qui je raconte la chose, m’apprend que le verbe « culpabiliser » s’est installé dans la langue française en 1946. Et le verbe « déculpabiliser » en 1968. Quand l’Histoire parle d’elle-même…
62 ans, 9 mois, 17 jours
Dimanche 27 juillet 1986
L’autre peut être un remède à l’angoisse, à condition qu’il nous soit intimement étranger, un peu indifférent. Il n’est pas une journée de travail qui n’ait raison de mon angoisse. Dès que je franchis les portes de la boîte, l’homme social prend le dessus sur l’homme angoissé. Je suis aussitôt réceptif à ce que les autres attendent de moi : attention, conseils, félicitations, ordres, encouragements, plaisanteries, engueulades, apaisement… Je deviens interlocuteur, partenaire, rival, subalterne, bon patron ou croquemitaine, j’incarne l’image même de la maturité. Le rôle a toujours eu raison de mon angoisse. Mais les proches, eux, les nôtres, trinquent à tous les coups, parce qu’ils sont nôtres précisément, constitutifs de nous-mêmes, victimes propitiatoires du marmot que nous restons toute notre vie. Grégoire en a fait les frais l’autre jour.
62 ans, 9 mois, 23 jours
Samedi 2 août 1986
En parlant — assez souvent — de l’angoisse dans ce journal, je ne parle pas de l’âme, je ne fais pas même de psychologie, je demeure plus que jamais dans le registre du corps, cette foutue pelote de nerfs !
63 ans
Vendredi 10 octobre 1986
Pissé dans un café de la rue Lafayette. La lumière s’éteint au milieu de mon affaire. Deux fois. Je me demande sur la base de quelle moyenne d’âge est calculé le temps d’éclairage minimum accordé à un pisseur par les installateurs de minuteries. Se peut-il que je sois si lent ? Se peut-il que j’aie été si rapide ? Saloperie de jeunisme qui affecte jusqu’à la production de ces moulins à temps ! L’observation vaut aussi pour les minuteries d’escalier et pour les portes d’ascenseur qui se referment de plus en plus vite.
63 ans, 1 mois, 12 jours
Samedi 22 novembre 1986
Que ferai-je de mon angoisse, la retraite venue ? Plus d’employeur, plus d’employés ; qui combattra la ronce ontologique quand je serai privé de cette compagnie qui m’est si nécessairement indifférente ?
63 ans, 6 mois, 9 jours
Dimanche 19 avril 1987
Marguerite s’est égratigné le genou en tombant sur le gravier. J’ai nettoyé sa plaie en pratiquant la technique de Violette : hurler à la place du blessé. Marguerite n’a rien senti, mais, une fois pansée, elle a dit, un rien fataliste, comme si elle doutait que je pusse désormais tirer profit de cette donnée objective : Tu sais, grand-père, je crois que tu es un peu fou. Ce que Fanny a confirmé.
63 ans, 6 mois, 11 jours
Mardi 21 avril 1987
Le mollet de Marguerite dans ma main et l’intuition que cette petite boulotte va pousser en longue fille.
63 ans, 11 mois, 7 jours