Jeudi 17 septembre 1987
Fond de l’œil chez le docteur L.M. Elle m’annonce un début de cataracte. Qui progressera sur une douzaine ou une quinzaine d’années, jusqu’à ce que l’opération devienne nécessaire. Pour l’instant, l’effet m’en est insensible, je vois aussi clair qu’avant. Vous avez du temps devant vous. Et puis ce n’est rien aujourd’hui cette opération, une formalité. (Image fugitive de tante Noémie dans son petit appartement de la rue Chanzy. Craignant la cécité, elle s’entraînait à marcher les yeux fermés. Quand elle devint aveugle, elle ne pouvait plus marcher.)
64 ans, 1 mois, 11 jours
Samedi 21 novembre 1987
En allant chercher les résultats des analyses sanguines prescrites par le docteur P. je me suis avisé que je n’ai jamais parlé ici de la cérémonie particulièrement humiliante que constitue pour moi l’ouverture de l’enveloppe. Un oubli qui en dit long sur la honte où me plonge ce moment de pure terreur. Si ceux qui, dans mes bureaux, me croient le maître de leur carrière pouvaient me voir alors ! Ah ! il est beau le grand chef impavide, héros de la Résistance, gardien du moral des troupes ! Un marmot penché sur une enveloppe avec au ventre une peur de démineur. C’est une mine antipersonnel qu’il me faut chaque fois désamorcer. Un jour ou l’autre l’enveloppe me sautera à la figure. Veuillez trouver ci-joint votre condamnation à mort. Car il n’y a pas d’autre ennemi que l’ennemi intérieur. L’enveloppe tranchée, mon œil se porte instantanément sur les deux premières lignes, globules blancs et globules rouges (ouf ! juste moyenne, pas trace d’infection majeure), puis je saute directement au bas de la dernière page, sur le marqueur de la prostate, autrement dénommé PSA, chiffre fétiche des sexagénaires. 1,64 ! 1,64 quand il était de 0,83 l’année dernière à la même époque. Le double, en somme. Certes très en deçà de la norme supérieure, (6,16), mais le double, tout de même ! En un an ! Soit, si la tendance se confirme, 3,28 l’année prochaine, 6,56 l’année suivante, avec, à brève échéance, explosion cancéreuse et projection de métastases jusque dans les replis de mon cerveau ! La bombe est là, bel et bien, invisible et réglée pour sauter à l’heure dite. Et s’il n’y avait que la prostate ! Quand bien même me tromperais-je dans mon exponentielle prostatique, que faut-il penser du taux de sucre ? C’est qu’il y a le sucre, aussi ! Glycémie 1,22 g/l contre 1,10 l’année dernière (le chiffre supérieur de la norme, déjà !), et en progression constante depuis des années. Diabète en perspective, donc. Piqûres quotidiennes, cécité, amputation (il est très « diminué », le pauvre)… À moins qu’il ne faille compter sur une offensive de la créatinine, très au-dessus de la moyenne acceptable, et envisager la faillite de mes reins et la dialyse à vie. Un cul-de-jatte aveugle et dialysé, charmante perspective d’avenir ! Et il faudrait ouvrir cette enveloppe en souriant ?
64 ans, 6 mois, 4 jours
Jeudi 14 avril 1988
Atterrissage problématique à l’aéroport de Vancouver. Train d’atterrissage crevé, sortie de piste, passagers cul par-dessus tête, avalanche de bagages, panique à bord, etc. M’en suis sorti sans contusion et, je dois dire, sans grande frayeur. Comment nous y prenons-nous, pusillanimes comme nous le sommes, pour confier en toute quiétude notre vie à des objets (avions, trains, paquebots, automobiles, ascenseurs, grand huit) sur lesquels nous n’avons pas le moindre contrôle ? Le nombre d’usagers, sans doute, fait taire notre inquiétude. Nous nous en remettons à l’intelligence de l’espèce. Tant de compétences ont concouru à la construction de cet appareil, et tant d’intelligences critiques lui confient quotidiennement leur corps, pourquoi pas moi ? À quoi s’ajoute l’argument statistique ; on court infiniment moins le risque de se rompre le cou en s’entassant là-dedans qu’en traversant la rue. Il faut compter aussi avec la séduction du fatum. Nous ne sommes pas fâchés de confier notre sort aux hasards de la mécanique. Laissons l’innocente machine décider de mon sort à la place de mes cellules, soupçonnées, toutes, de malignité. Dorénavant je consulterai mes analyses sanguines à onze mille mètres d’altitude, par grandes turbulences et si possible dans un avion en flammes.
64 ans, 6 mois, 5 jours
Vendredi 15 avril 1988
Le souvenir de cette conversation, tout de même, avec B.P., ingénieur d’essai en vol, qui a passé sa vie à tester des avions. Il faut être complètement cinglé pour grimper là-dedans, disait-il en substance. Savez-vous ce que nous faisons quand un avion vibre au point de se disloquer en plein vol ? Eh bien, nous le détruisons et nous reconstruisons le même, exactement le même, et celui-là, va savoir pourquoi, ne vibre pas. Quant à moi, concluait-il, chaque fois que je descends d’un avion de ligne avec les autres passagers, je ne me dis pas que je suis arrivé, je me dis que je m’en suis sorti.
64 ans, 10 mois, 12 jours
Lundi 22 août 1988
Trouvé dans l’Histoire naturelle de Pline cette particularité des blaireaux qui, dans la bataille, retiendraient leur respiration pour ne pas sentir les blessures que leur adversaire leur inflige. Cela m’a rappelé cet exercice de mon enfance qui consistait à retenir mon souffle en traversant les orties pour qu’elles ne me piquent pas. C’était Robert qui m’avait montré le truc. Je raconte ça à Grégoire. Tout ce qu’il trouve à répondre : C’est ton côté blaireau, grand-père.
64 ans, 10 mois, 14 jours
Mercredi 24 août 1988
Grégoire fort occupé à lire Tom Sawyer en se curant le nez… Ses narines ? La grotte de Joe l’Indien. Ses crottes de nez ? Le trésor qu’il y a planqué. Comme moi, il associera toute sa vie le plaisir du curage de narine à celui de la lecture.
64 ans, 10 mois, 20 jours
Mardi 30 août 1988
Pline, toujours lui, écrit qu’il était interdit aux Romains de croiser les jambes en public, ce qui me ramène une soixantaine d’années en arrière. Je porte des culottes courtes (mais peut-être est-ce Dodo ?) et papa n’est pas encore complètement rongé de l’intérieur. Nous recevons des invités pour le thé. Assis dans un fauteuil, je croise les jambes comme tous les adultes autour de moi. Maman s’écrie : Veux-tu te tenir comme il faut ! Ça ne se fait pas, de croiser les jambes ! Le soir, dans mon lit, je réitère l’expérience et m’aperçois que mon petit sexe me procure bien du plaisir si je le fais aller et venir du bout de mes doigts entre mes cuisses croisées.
64 ans, 11 mois, 15 jours
Dimanche 25 septembre 1988
Tijo, si petit de taille et qui physiquement n’a jamais rien eu du costaud des Batignolles, m’aura toujours stupéfié par sa puissance musculaire, sa rapidité, sa précision et sa délicatesse de fauve. Hier après-midi nous promenions Fanny et Marguerite au bord de la Seine. Une mouette jouait à nous frôler. Une fois, deux fois, à la troisième Tijo lève le bras gauche et chope l’oiseau en plein vol. Interruption nette d’une trajectoire. Stupeur dans l’œil de la bête. (Une vraie stupeur de dessin animé. Gloups !) Regarde-moi cette beauté ! Ça drague, ça drague, et ça croit que c’est sans risque ! Tijo frotte son nez contre le bec de la belle, puis il la montre aux jumelles qui lui caressent le dos et il la relâche. La mouette s’envole, un peu étourdie mais pas blessée. Nous continuons notre promenade en évoquant certaines farces, toutes très physiques, que Tijo me faisait quand il était enfant. Dont celle-ci, à l’âge, à peu près, qu’ont les petites aujourd’hui. Nous flirtions Marianne et moi, au Briac, quand Tijo nous est tombé dessus à coups de figue en hurlant Mort aux boches et Vive la Résistance ! (Été 43.) Une embuscade éclair. Le temps que je coure au figuier de Lulu pour riposter, il m’avait touché à l’œil, au front, à la mâchoire, et avait disparu. Plus question de flirter avec Marianne, j’étais si poisseux que j’attirais les guêpes dont elle avait une peur bleue. J’ai dû me récurer de la tête aux pieds et enfourner mes vêtements dans la lessiveuse. En fin de saison la figue est à la fois dense et molle, l’impact la fait exploser comme une grenade et répandre son jus dans tous les interstices. Sans parler des pépins dans les cheveux. Et ces lambeaux de peau collés à vous comme de la chair sanglante ! La lapidation à coups de figue, c’est l’homme goudronné de l’Ouest américain. Ma vengeance fut terrible. Nazie, pour tout dire. Une froide répression d’occupant. J’ai fait provision de munitions, j’ai capturé Tijo à l’heure où il s’y attendait le moins (il allait porter le lait chez les Douvier), je l’ai ligoté au platane de Peluchat et lui ai signifié — en allemand ! — sa condamnation à mort. Il a crié « Vive la France ! » et, pendant que je le fusillais, il s’est montré aussi stoïque que le Petit soldat d’Andersen que je lui avais lu le soir précédent. C’est qu’il croyait son supplice limité à cette exécution, le pauvre. Erreur. Quand je l’ai eu transformé en pot de confiture, je l’ai détaché, et je l’ai plongé dans l’abreuvoir de Douvier où je l’ai décrassé des pieds à la tête. Beaucoup moins stoïque, le petit soldat ! L’hygiène n’était pas son fort et la famille était peu regardante. L’eau était si froide et le client claquait si fort des dents que le bourreau lui-même fut pris d’un vague remords.