Tu n’aimais pas te laver quand tu étais petit ? demande Marguerite. Petit, moi ? répond Tijo en se hissant sur ses pointes, je n’ai jamais été petit !
Au fond, ma chérie, je trouve drôle d’avoir tenu ce journal toute ma vie. Ce qui ne veut pas dire que je le trouve drôle.
7
65-72 ANS
(1989–1996)
J’aurais dû tenir le journal de mes oublis.
65 ans, 9 mois, 2 jours
Mercredi 12 juillet 1989
Je me suis ouvert le pouce en réparant le pneu crevé du vélo de Grégoire. Chambre à air dûment rustinée, j’introduisais le pneu dans la jante quand le tournevis a ripé, tranchant mon pouce comme une écrevisse. Beaucoup de sang et un mal de chien. Une de ces douleurs qui portent au cœur. Comme nous étions dimanche, Grégoire m’a proposé de me rendre chez le père de son copain Alexandre, médecin de son état. Le docteur me reçoit aimablement et se met au travail. Rien de grave, dit-il, les tendons ne sont pas atteints. Mais plusieurs points de suture sont nécessaires. Bien. En l’absence d’Alexandre, Grégoire trouve « intéressant » d’assister au rafistolage. Le bon docteur sort une seringue pour me faire une piqûre anesthésiante. Je refuse, arguant que nous sommes très pressés, que Grégoire est attendu sur le départ d’une course dont sa carrière de cycliste dépend. Vous êtes sûr ? À vif ? C’est très innervé, les doigts, vous savez ! Ça ira, ça ira. Le docteur pique une première fois, passe le fil, pique une deuxième fois, à la troisième je m’évanouis. Ça m’apprendra à vouloir travailler mon image de grand-père héroïque aux yeux du jeune Grégoire — qui n’était attendu nulle part. Nul doute qu’en son absence j’aurais accepté l’anesthésie.
Sur le chemin du retour, Grégoire m’annonce sa décision de « faire docteur » quand il sera grand. Comme je lui demande les raisons de cette vocation subite, il répond : Parce que je ne veux pas que tu meures. Sa réponse, bien sûr, me va droit au cœur où elle atténue les battements de mon pouce. (Il serait plus juste d’écrire : me va droit au pouce où elle atténue les battements de mon cœur.) Ah ! cette joie de l’adulte revenu de tout devant la candeur d’une affection enfantine ! En y songeant ce soir, la joie vire au chagrin, celui-là même qu’éprouvera Grégoire au-dessus de ma tombe quand il maudira l’impuissance de son art. C’est qu’à son âge je me suis moi aussi porté garant d’une éternité. Je ne voulais pas que Violette meure. Menacée par la rumeur d’une mort imminente — « avec tout ce qu’elle écluse, elle fera pas de vieux os ! » —, Violette pouvait, grâce à la vigilance de mon amour, prétendre à l’immortalité. Ses varices, son poids, sa lippe humide, sa couperose, son souffle court, sa toux sèche et ce que maman appelait son « parfum délétère » ne plaidaient pas pour sa longévité. Mais ce n’était pas ainsi que je la voyais, moi. Violette était le corps puissant à l’ombre duquel s’était incarné mon propre corps. J’avais grandi sous son aile odorante. Mon désir de vivre était né de sa force d’être, la rage de vaincre mes peurs se nourrissait de son courage, le besoin de me faire des muscles devait tout à mon envie de l’épater. Grâce à elle, grâce à son regard, j’avais cessé d’être le fantôme de mon père, je ne me cognais plus aux meubles, je ne me noyais plus dans mon ombre, je n’avais plus peur des miroirs : d’un garçon évanescent elle avait fait un singe des arbres, un poisson des profondeurs, un lièvre de la petite reine. J’étais son « petit gaillard » entièrement conquis sur la peur, qui plongeait du haut des rochers et ne frémissait plus s’il tenait un poisson vivant dans la main. Même en son absence il m’arrivait de m’imposer des épreuves pour la gloire de son estime : caresser un chien rendu furieux par la chaîne, fréquenter les fêtes foraines où les autos tamponneuses, le train fantôme et le grand huit sont autant de pièges à frayeur, me priver de la compagnie de Dodo en des moments où l’angoisse me la rendait indispensable. Oui, me faire admettre que Dodo était un petit frère de fiction, même cela Violette y était arrivée ! Violette m’avait donné l’autorisation de vivre, sous ma protection elle ne mourrait jamais ! Et Violette était morte.
65 ans, 9 mois, 3 jours
Jeudi 13 juillet 1989
À y repenser aujourd’hui, c’est à Violette que je devais mon envie de pensionnat : Toi mon petit gaillard, maintenant que le cresson a poussé autour de ta fontaine, va falloir t’enfermer dans une boîte. Pour étudier vraiment ! Que tu ne gâches pas tes mérites ! Tu vas voir, tu aimeras ça. Tu vas t’envoler très haut !
65 ans, 10 mois
Jeudi 10 août 1989
Le souvenir de Manès me jetant à l’eau pour m’apprendre à nager, ce que ni lui ni Violette ne savaient faire. Fais-toi mou comme Albert quand il tombe de son tabouret (Albert était le poivrot de Mérac) et tu remonteras comme ses bouchons. Dans ma confiance absolue en Violette, je me faisais tout mou, et je remontais à la surface, en effet, et je reproduisais tant bien que mal les mouvements de la brasse que Violette me faisait répéter, mon corps en suspension sur les bras tendus de Manès, majordome colossal. Une grenouille, disait Violette, tu ne vas pas me dire que tu ne peux pas faire aussi bien qu’une grenouille ? Plagiaire de grenouilles, c’est ainsi que j’ai appris à nager. (Plus tard, vint le crawl académique de Fermantin.) Manès, jette-moi dans la rivière ! Pas aux herbiers, on a pied ! À la conque ! Demain tu me jettes à la conque, jure-le ! Et pourquoi tu ne t’y jettes pas toi-même ? Parce que j’ai peur, pardi ! Exquise métamorphose de la peur en jubilation, jette-moi plus loin, jette-moi plus haut, encore, encore, et ce reste d’appréhension chaque fois, qui faisait de ma peur un courage, de mon courage une joie, de ma joie une fierté, de ma fierté un bonheur. Encore ! encore ! hurlaient Bruno, Lison ou Grégoire quand, à leur tour, je les ai jetés dans la conque. Encore ! Encore ! hurlent, aujourd’hui, Fanny et Marguerite.