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66 ans, 1 mois, 1 jour

Samedi 11 novembre 1989

Ces oublis qui se répètent de plus en plus… Blocage soudain au milieu d’une phrase, silence stupide devant l’inconnu qui crie joyeusement mon prénom, confusion face à cette femme aimée jadis et dont le visage ne me dit rien (elles n’ont pourtant pas été si nombreuses !), titres de livres oubliés aussitôt qu’il faut les citer, objets égarés, promesses qui m’engageaient et qu’on me reproche de n’avoir pas tenues… Tout cela, qui m’affecte depuis toujours, est très désagréable. Mais ce qui m’exaspère le plus c’est cet état de bête aux aguets où me flanque la peur d’oublier ce que je vais vouloir dire dans une conversation qui s’amorce à peine ! Je n’ai jamais eu confiance en ma mémoire. Certes, je me souviens au mot près de tout ce que m’a enseigné mon père dans mon enfance, mais je me demande aujourd’hui si ce ne fut pas au détriment de tout le reste : noms, visages, dates, lieux, événements, lectures, circonstances, etc. Ce handicap a compliqué mes études et ma carrière, sans que personne, pourtant, le remarque vraiment. C’est que, dans les conversations, à la place du mot qui m’échappait j’ai très tôt fabriqué de la périphrase. J’y ai gagné une réputation de bavard. La périphrase vous fait parler beaucoup plus que votre interlocuteur, comme ces chiens fureteurs qui, zigzaguant la truffe au sol, font douze fois la promenade de leurs maîtres.

Aujourd’hui, ma mémoire ne me sert qu’à me rappeler ses défaillances. Rappelle-toi que tu n’as pas de mémoire !

66 ans, 1 mois, 21 jours

Vendredi 1er décembre 1989

Bien dormi, comme toujours quand il pleut.

66 ans, 2 mois, 15 jours

Lundi 25 décembre 1989

Réveillon trop arrosé. Mangé gras. Compulsivement. En parlant et riant beaucoup. Mangé jeune, en somme. Il y avait là Lison, Philippe, Grégoire, et quelques amis. Mona s’était surpassée. Résultat, bouffées de chaleur nocturnes. Vertiges au réveil. La chambre entière tournoyant autour de moi. Surtout couché. Debout, le décor se stabilise. Mais gare à la brusquerie ! M’asseoir ou me lever trop vite, tourner la tête soudainement, relance aussitôt le manège. Je suis un axe instable autour duquel tourne le monde. Comment s’appelaient ces lourdes toupies métalliques de mon enfance qu’on lançait avec une ficelle et qui tournaient sur une tige de métal elle-même vacillante ?

66 ans, 2 mois, 16 jours

Mardi 26 décembre 1989

Un gyroscope ! Cela s’appelait un gyroscope ! Ce matin, le gyroscope tourne encore en moi mais le décor est stable.

66 ans, 3 mois, 8 jours

Jeudi 18 janvier 1990

Cette brève sensation de vertige sur une plaque de verglas où pourtant je ne glisse pas. J’y pose un pied d’abord, l’autre ensuite. Mes bras partent à la recherche de l’équilibre. Pourtant, le sel municipal ayant fait son office — verglas abrasé, grisâtre, désormais inoffensif —, je ne glisse pas du tout. Mais il me faut atteindre un bitume de bon aloi, en l’occurrence le trottoir d’en face, pour reprendre confiance en ma démarche. Je suis donc doté d’une « culture du vertige » et, comme tout détenteur d’un savoir, la proie d’interprétations erronées.

66 ans, 7 mois, 9 jours

Samedi 19 mai 1990

Bruno, retour des États-Unis, est convoqué de toute urgence au collège : Grégoire s’adonnerait au jeu du foulard, un simulacre de strangulation qui a déjà fait quelques victimes. L’administration est très remontée contre Grégoire et ses partenaires, bien sûr. Menaces d’exclusion. Bruno, inquiet, s’interroge sur les « pulsions de mort » qui saisissent l’enfance contemporaine en général et Grégoire parmi elle. Interloqué quand Grégoire lui répond : C’est rien, c’est vachement agréable, c’est tout ! (Ne voir son père que deux ou trois fois par an ne l’incite guère à la confidence.) De mon côté cette histoire me rappelle un jeu similaire auquel nous jouions au même âge, Étienne et moi. C’était en fait le même jeu. À ceci près que nous ne simulions pas la strangulation mais l’étouffement, la finalité étant la même : flirter avec les bornes de l’évanouissement, voire les dépasser. Cela consistait à couper le souffle de l’autre en lui comprimant la poitrine pendant que lui-même vidait ses poumons le plus complètement possible ; le résultat ne se faisait pas attendre : il tombait dans les pommes. Délicieux sentiment d’étourdissement, puis évanouissement pur et simple. Une fois l’évanoui remis sur pied, il faisait subir le même sort à son partenaire. Nous adorions ça, nous évanouir ! Les adultes étaient-ils au courant ? Y avait-il des accidents ? Je n’en ai pas le souvenir. Le jeu du foulard a donc son ancêtre. J’ai donné une leçon d’anatomie à Grégoire, artères carotides, veines jugulaires, etc., pour lui expliquer le danger de la chose. Il m’a demandé pourquoi c’était si agréable alors que ça pouvait être mortel. Je me suis abstenu de répondre que ceci explique cela. J’ai parlé de l’effet d’ivresse que suscite la privation d’oxygène dans le sang et de ses dangers extrêmes pour le cerveau. Même effet avec la plongée sous-marine ou la très haute altitude, sports hautement surveillés. De nouveau seul avec Bruno, je lui ai demandé si au même âge que son fils il n’avait jamais joué à quoi que ce soit d’équivalent. Jamais de la vie ! Allons, allons, tu ne t’es pas offert des petits collapsus à coups d’éther, par exemple ? Il me semble me rappeler certaine odeur dans ta chambre… Arrête, papa, ça n’a rien à voir ! Mais si, mais si, et j’étais aussi inquiet que lui aujourd’hui.

66 ans, 7 mois, 13 jours

Mercredi 23 mai 1990

Réflexion de Tijo à qui je raconte l’affaire Grégoire, leçon d’anatomie comprise : Il est chanceux, ton petit-fils, d’avoir un grand-père comme toi ! Pour lui apprendre le système sanguin Manès lui aurait fait saigner un cochon. Au reste, Tijo n’est pas surpris par ce jeu du foulard. D’après lui, étouffement, strangulation, eau écarlate, colle, éther, vernis et autres reniflages participent d’une évolution qui, aboutissant à l’alcool et aux drogues contemporaines, est au service d’une obsession vieille comme le temps : aller voir de l’autre côté de cette foutue adolescence si le ciel offre une éclaircie. Puis, dans la foulée, Tijo me demande : Et toi, le grand âge venant, tu marches à quoi ?