66 ans, 8 mois, 25 jours
Jeudi 5 juillet 1990
Sommes passés chez Étienne et Marceline en descendant à Mérac. Lui, le front barré, l’œil fixe, les gestes ralentis, mais souriant de notre visite. À vrai dire, seule sa bouche souriait, d’un sourire involontaire, une réminiscence de sourire, comme s’il se souvenait d’avoir souri naguère. En revanche, il ne se rappelle pas le prénom de Mona. Il ébauche des phrases qu’il termine par un… « et tout ça, tu vois ? ». Je vois, mon vieux camarade, je vois…
Marceline nous avoue en confidence que la maladie d’Étienne progresse vite. Perte de mémoire, bien sûr, maladresse de certains gestes, mais ce qui l’effraie surtout, ce sont les crises de fureur qui le secouent dès que survient le plus petit imprévu : un objet égaré, la sonnerie du téléphone, un papier administratif à remplir. Il ne supporte plus les surprises, dit-elle, le moindre contretemps l’angoisse horriblement.
La seule chose qui l’apaise : sa collection de papillons. C’est le camp retranché où résiste le dernier carré. Viens donc voir mon Parnassius apollo. Je suis une nouvelle fois frappé par la disproportion entre ces doigts énormes et la délicatesse avec laquelle il manie le si léger velours de ses victimes. Avant de nous quitter, il me dit en confidence : Ne le dis pas à Marceline, mais je suis foutu. Il ajoute, en me montrant son crâne : C’est la tête.
66 ans, 10 mois, 6 jours
Jeudi 16 août 1990
« Pollution », annonce Mona en enfournant les draps des garçons dans la machine à laver. Nocturne ? Et diurne, précise-t-elle en y ajoutant une paire de chaussettes poisseuses et deux slips vitrifiés par le sperme.
Eh oui, pour la morve on a inventé le mouchoir, le crachoir pour la salive, le papier pour les selles, le pistolet pour l’urine, le fin cristal pour les larmes de la Renaissance, mais rien de spécifique pour le sperme. En sorte que depuis que l’homme est adolescent et qu’il décharge partout où la pulsion l’y pousse, il tente de cacher son forfait avec les moyens du bord : draps, chaussettes, gants de toilette, torchons, mouchoirs, kleenex, serviettes de bain, brouillons de dissertations, journal du jour, filtre à café, tout y passe, même les rideaux, les serpillières et les tapis. La source étant intarissable, innombrables et imprévisibles étant les pulsions, notre environnement est un honteux foutoir. C’est absurde. Il est urgent d’imaginer un réceptacle à sperme qu’on offrirait à chaque garçon le jour de sa première éjaculation. L’affaire serait rituellement réglée, ce serait l’occasion d’une fête familiale, le garçon porterait son bijou en sautoir, aussi fièrement que sa montre de communiant. Et il l’offrirait à sa promise le jour de ses fiançailles, conclut Mona que mon projet intéresse.
66 ans, 10 mois, 7 jours
Vendredi 17 août 1990
Jusqu’à une date toute récente, le mot « pollution » désignait soit la profanation d’un lieu sacré, soit — et surtout — l’éjaculation nocturne involontaire, autrement dénommée spermatorrhée. Le choix de ce mot, de ce mot-là, précisément, du mot « pollution » pour désigner la dégradation du milieu naturel par la contamination des produits toxiques date des années 1960, apogée de la grande branloire industrielle.
66 ans, 10 mois, 9 jours
Dimanche 19 août 1990
Cette incertitude à l’adolescence : allais-je devenir un homme ? En été, c’étaient les feuilles des platanes qui recueillaient mon sperme. Pas commode.
66 ans, 10 mois, 23 jours
Dimanche 2 septembre 1990
Fin des vacances scolaires. Les enfants nous ont laissés épuisés. Littéralement : deux puits vides. Le spectacle de l’énergie qu’ils dépensent entre le lever et le coucher du soleil est à lui seul éreintant. Des corps en perpétuelle dépense quand les nôtres vont désormais à l’économie. Sur quinze jours, toutes nos réserves vitales y sont passées. Ces gosses nous abrègent, dis-je à Mona. Et nous nous effondrons sur notre lit, inertes. Où est passé ce désir inextinguible qui fut à l’origine de ces générations ? Je suis mou comme une chique et Mona sèche comme un vent de sable.
66 ans, 10 mois, 24 jours
Lundi 3 septembre 1990
À ce propos, j’observe que je n’ai rien dit ici sur la fonte de notre désir avec les ans. La question n’est pas tant de savoir depuis quand nous ne faisons plus l’amour (curiosité de magazine) mais comment nos corps s’y sont pris pour passer sans heurt de la copulation perpétuelle à la jouissance de notre seule chaleur. Cette extinction progressive du désir ne semble pas avoir entraîné de frustration, sauf à mettre certains énervements sur le fait que nos sexes ne se parlent plus. Nous faisions l’amour plusieurs fois par jour dans les premiers mois, nous l’avons fait toutes les nuits de notre jeunesse (mis à part les derniers mois de grossesse dévolus à ce que Mona appelait le « moulage » des enfants) et ainsi pendant au moins deux décennies, comme s’il était inconcevable de nous endormir l’un hors de l’autre, puis moins souvent, puis presque plus, puis plus du tout, mais nos corps demeurant enlacés, mon bras gauche autour de Mona, sa tête au creux de mon épaule, sa jambe au travers des miennes, son bras sur ma poitrine, nos peaux nues dans leur chaleur commune, souffle et sueur mêlés, ce parfum de couple… Notre désir s’est épuisé sous l’odorante protection de notre amour.
67 ans, 3 mois, 2 jours
Samedi 12 janvier 1991
En rentrant de chez les Verne, dent cassée. Aucun doute : molaire supérieure gauche. Ma langue y va voir, identifie une arête suspecte, revient, y retourne, c’est bien ça, le mont Cervin dans ma bouche. Une dent déjà dévitalisée. Blanc de poulet, gratin de courgettes, tarte à la myrtille, conversation molle, il n’y avait pourtant pas là de quoi casser une dent. Le voilà, le vrai début de la vieillesse. Cette cassure spontanée. Ongles, cheveux, dents, col du fémur, nous tombons en poudre dans notre sac. La banquise se détache de notre pôle, mais à bas bruit, sans ce hurlement des glaces qui effraie la nuit polaire. Vieillir, c’est assister à ce dégel. Il a bien fondu, disait maman de tel vieux malade. Elle disait aussi : Il a bien décollé, et l’enfant que j’étais imaginait un octogénaire prenant son envol au bout d’une piste d’aéroport. Des morts, Violette disait : Untel est parti. Je me demandais pour où.
67 ans, 4 mois, 13 jours
Samedi 23 février 1991
Quand je suis couché sur le côté, dans certaine position qu’avec l’expérience je trouve sans difficulté, je sens mon cœur battre au plus profond de mon oreille sur laquelle ma tête pèse de tout son poids. Un doux chuintement régulier, un piston rassurant dont la compagnie me berce depuis ma plus tendre enfance et que ne couvre pas complètement le sifflement de mon acouphène.