67 ans, 9 mois, 8 jours
Jeudi 18 juillet 1991
Une des blagues préférées de Grégoire : J’avance dans le couloir, quand sa main, jaillissant d’une cachette, me barre le passage en brandissant une photo de moi. Bien entendu, je sursaute. Grégoire en conclut : Pauvre grand-père, tu es si laid que tu te fais peur à toi-même ! Le rituel veut que je le poursuive, que je le rattrape, que je me venge en le chatouillant jusqu’à ce qu’il demande grâce. Cela fait, je regarde la photo. Chaque fois, la même chose me frappe : plus elle est récente plus je peine à m’y reconnaître ; si elle est ancienne c’est moi tout de suite. Cette dernière photo, Grégoire l’a prise et tirée lui-même il y a deux semaines. Je dois recomposer la scène pour m’y reconnaître (en un éclair, certes, mais c’est tout de même une reconstitution) : Mérac, la bibliothèque, la fenêtre, l’if, l’après-midi, le fauteuil et, dans le fauteuil, moi, écoutant de la musique. À ta mine tragico-mélancolique, dit Grégoire, ce doit être du Mahler. Tiens donc, tu devines le type de musique qu’on écoute à l’expression d’un visage, toi ? Parfaitement, quand tu écoutes ce Polonais, là, Penderecki, tu ressembles à un Rubik’s Cube abandonné.
67 ans, 9 mois, 17 jours
Samedi 27 juillet 1991
Trois heures de chaise longue à lire un roman policier, et pas moyen de me relever sans m’appuyer lourdement aux accoudoirs. Hanches douloureuses, ankylosées. Pendant quelques secondes, l’impression d’être pris dans les glaces. Désormais, entre le monde et moi, l’obstacle de mon corps.
Je revois l’oncle Georges dans ses dernières années, assis dans son fauteuil à parler de tout et de rien, le regard pétillant, les mains comme deux libellules. Le même, exactement, qu’à quarante ou cinquante ans. Mais dès qu’il se levait, on entendait craquer ses genoux, ses hanches, son dos. Assis, un jeune homme ; debout, un vieillard voûté, grimaçant de douleur, d’où émanait sur la fin une discrète odeur d’urine. Et qui a gardé jusqu’au bout une très gracieuse aptitude à prendre les choses à la légère. Avec l’âge, disait-il (citant je ne sais plus qui), les raideurs se déplacent.
67 ans, 9 mois, 18 jours
Dimanche 28 juillet 1991
D’où me vient ce sentiment de permanence, pourtant ? Tout se dégrade, mais demeure cette constante joie d’être. Je pensais à cela hier en regardant Mona marcher devant moi. Mona et son « port de reine », comme dit Tijo. Depuis quarante ans que je marche derrière elle, son corps s’est alourdi, bien sûr, a perdu de son élasticité, mais comment dire ? il s’est alourdi autour de sa démarche qui, elle, n’a jamais changé, et j’éprouve toujours le même plaisir à regarder Mona marcher. Mona est sa démarche.
68 ans, 8 jours
Vendredi 18 octobre 1991
Un des protégés de Tijo, ancien légionnaire unijambiste (guerre d’Algérie), vient le trouver sur deux béquilles. Et ta jambe mécanique ? demande Tijo. L’autre tergiverse. Tijo patiente suffisamment pour apprendre, au terme d’un récit filandreux, qu’il y a eu beuverie, dispute conjugale, et que l’épouse, après une raclée de trop, a claqué la porte. Fichu le camp en emportant la jambe mécanique ! D’après toi, me demande Tijo, quelle conclusion en a-t-il tirée, mon légionnaire ? (Ma foi…) Eh bien, celle-ci : Faut qu’elle m’aime encore, non, pour s’être barrée avec ma jambe ? Au lieu de conclure à l’idiotie Tijo conclut à notre insatiable besoin d’être aimé.
68 ans, 3 mois, 26 jours
Mercredi 5 février 1992
Cheville douloureuse. Consultation d’un rhumatologue, qui me dirige vers une podologue, laquelle affirme, après avoir examiné mes pieds : Bien entendu, vous ne savez pas danser. Je confirme. Rien d’étonnant à cela, la plante de votre pied droit repose sur trois points seulement (qu’elle désigne) au lieu de reposer sur toute sa surface. Et voilà réduite à une banale cause mécanique une inaptitude à la danse que j’ai toujours attribuée à mon manque d’incarnation. Je m’entends expliquer à la podologue que pourtant, dans ma jeunesse, je faisais de la boxe, je jouais au tennis, et que j’excellais au ballon prisonnier ! Le ridicule de cette phrase fait en moi un tel tintamarre que je n’entends pas la réponse, probablement technique, de la podologue. Moi et mon ballon prisonnier ! (Ô Violaine !) Pourquoi diable — à soixante-huit ans ! — tenir encore à passer pour un as du ballon prisonnier —, jeu dont tout le monde a probablement oublié l’existence ? J’y réfléchis à tête reposée et je me revois, dans la cour de récréation, jouant à ce jeu si rapide, aux règles si brutales : esquiver, intercepter, ruser, tirer, rester seul sur le terrain, décimer néanmoins l’équipe adverse, subir le feu des deux côtés à la fois, tellement agile, tellement combatif, increvable, ah ! cette joie purement physique ! Cette exultation ! Chaque partie de ballon prisonnier m’était une nouvelle naissance. C’est cette naissance à moi-même que je célèbre quand je me vante d’avoir été un as du ballon prisonnier !
68 ans, 7 mois, 20 jours
Samedi 30 mai 1992
Surpris Grégoire en plein délit de masturbation, lui l’arme du crime à la main, moi la poignée de la porte. Horriblement gênés tous deux. Il n’y avait pas de quoi ; comme dit l’autre, tout désir que la main n’étreint pas n’est qu’un songe. Un pénible sentiment d’intrusion m’a tracassé toute la journée. Je suis resté coincé dans une tête de préadolescent, cet être informe qui s’extirpe de l’enfance en se tirant par la queue. Ce soir, j’ai mis le grenier sens dessus dessous jusqu’à retrouver le Jeu de l’oie du dépucelage qu’Étienne et moi avions créé au pensionnat. J’ai provoqué Grégoire en duel. Il m’a battu à plate couture. Comme il atteignait la case 12 (En tombant par hasard sur votre linge sale, votre oncle Georges vous félicite : vous êtes devenu un homme), il m’a gratifié d’un sourire largement reconnaissant. Je lui ai offert le jeu.
68 ans, 8 mois, 5 jours
Lundi 15 juin 1992
Promenade solitaire, hier, au Luxembourg. Une femme, jeune encore, crie joyeusement mon nom, demande des nouvelles de Mona, m’embrasse et passe son chemin. Qui était-ce ? Le soir, à la sortie du Vieux-Colombier, deux ou trois mots déterminants me manquent dans la joute critique qui nous oppose T.H. et moi. Cherchant la voiture dans le parking Saint-Sulpice, je me trompe d’étage, remonte, redescends, tourne en rond… Où ai-je donc la tête ? Je m’étonne de n’avoir pas écrit davantage sur ces oublis qui ont empoisonné ma vie. J’ai dû me dire qu’ils relevaient de la psychologie. Idiotie ! Le phénomène est tout ce qu’il y a de physique. C’est d’électricité qu’il s’agit ici, mauvais contacts dans les circuits mentaux. Quelques synapses qui ne font pas leur office de transmetteurs entre les neurones concernés. La route est coupée, le pont s’est effondré, il faut se taper un détour de vingt-cinq kilomètres pour retrouver le souvenir égaré. Si ce n’est pas physique, cela !