68 ans, 8 mois, 6 jours
Mardi 16 juin 1992
J’aurais dû tenir le journal de mes oublis.
68 ans, 10 mois, 1 jour
Mardi 11 août 1992
Fanny, qui vient d’avoir onze ans et qui a, plus que Marguerite, le sens de l’ennui, me demande si le temps passe pour moi aussi lentement que pour elle. Pour le moment, sept fois plus vite, lui dis-je, mais ça change tout le temps. Elle m’objecte que, « du point de vue de la pendule » (sic), c’est pourtant le même temps qui s’égrène pour elle et pour moi. C’est vrai, dis-je, mais ni toi ni moi ne sommes cette pendule, laquelle, à mon avis, n’a aucun point de vue sur quoi que ce soit. Et de lui faire un petit cours sur le temps subjectif où elle apprend que notre perception de la durée est rigoureusement fonction du temps qui s’est écoulé depuis notre naissance. Elle me demande alors si chaque minute passe pour moi huit fois plus vite que pour elle. (Aïe, ça se complique.) Non, dis-je, si je les passe chez le dentiste pendant que tu joues avec Marguerite, certaines minutes me paraîtront même beaucoup plus longues qu’à toi. Long silence. J’entends les rouages de sa petite tête chercher à concilier les notions de contingence et de totalité, et je constate qu’entre ses deux yeux le pli de la réflexion lui fait la même expression qu’à Lison au même âge. Finalement, elle me fait la proposition suivante : Regarder ensemble la grande aiguille de la pendule, « pour obliger le temps à passer à la même vitesse pour toi et pour moi ». Ce que nous faisons, en donnant à cette minute commune le silence et la solennité d’une commémoration. Et c’en est une, car cette conversation à voix basse me renvoie aux cours de « petite philosophie » que me chuchotait mon père, il y a soixante ans (autant dire hier), dans le tic-tac de cette même pendule. La minute écoulée, Fanny pose un baiser sur ma joue en concluant, avant de filer : Grand-père, j’aime quand je m’ennuie avec toi.
69 ans
Samedi 10 octobre 1992
Dîner en petit comité pour mon anniversaire. « Mon anniversaire » est une expression enfantine que nous traînons jusqu’à notre dernière bougie.
69 ans, 9 mois, 13 jours
Vendredi 23 juillet 1993
J’avais oublié que Montaigne n’avait pas de mémoire :
C’est un outil de merveilleux service que la mémoire… Elle me manque du tout. (…) Et quand j’ai un propos de conséquence à tenir, s’il est de longue haleine, je suis réduit à cette misérable nécessité d’apprendre par cœur mot à mot ce que j’ai à dire ; autrement je n’aurais ni façon ni assurance étant en crainte que ma mémoire vînt à me faire un mauvais tour. Mais ce moyen m’est non moins difficile. Pour apprendre trois vers il me faut trois heures. (…) Plus je m’en défie plus elle se trouble ; elle me sert mieux par rencontre, il faut que je la sollicite nonchalamment : car si je la presse, elle s’étonne ; et après qu’elle a commencé à chanceler, plus je la sonde plus elle s’empêtre et embarrasse ; elle me sert à son heure, non pas à la mienne… Si je m’enhardis, en parlant, à me détourner tant soit peu de mon fil, je ne faux jamais de le perdre. (…) Les gens qui me servent il faut que je les appelle par les noms de leurs charges ou de leur pays, car il m’est très malaisé de retenir des noms. (…) Et si je durais à vivre longtemps, je ne crois pas que je n’oubliasse mon nom propre. (…) Il m’est advenu plus d’une fois d’oublier le mot du guet que j’avais trois heures auparavant donné ou reçu d’un autre, et d’oublier où j’avais caché ma bourse. Je m’aide à perdre ce que je serre particulièrement. (…) Je feuillette les livres, je ne les étudie pas : ce qui m’en demeure c’est chose que je ne reconnais plus être d’autrui ; c’est cela seulement de quoi mon jugement a fait son profit, les discours et les imaginations de quoi il s’est imbu, l’auteur, le lieu, les mots et autres circonstances, je les oublie incontinent. Essais, livre II, chapitre 17
Cité par le même (Térence, l’Eunuque ; I, 2, 25) :
Je suis plein de trous, je fuis de partout.
70 ans, 5 mois, 2 jours
Samedi 12 mars 1994
Hier chez A. et C., cette question de savoir si le cancer de W. ne serait pas d’origine psychosomatique. Approbation unanime. Oui, oui, bien sûr, il a mal supporté sa retraite, la maladie de sa femme, le divorce de sa fille, etc., tout le monde était d’accord jusqu’au moment où le jeune P., fils aîné de nos hôtes, a jeté un froid en concluant que « W. sera vachement rassuré d’apprendre qu’il meurt d’une maladie psychosomatique. C’est quand même moins dégueulasse qu’un cancer du côlon ! ». Sur quoi, le jeune P. fiche le camp en claquant la porte.
Je crois comprendre la rogne de ce garçon. Sans contester le fait que notre corps exprime à sa façon ce que nous n’arrivons pas à formuler — qu’un lumbago signifie que j’en ai plein le dos, que les coliques de Fanny disent sa terreur des mathématiques —, je vois bien ce que le tout-psychosomatique peut avoir d’agaçant pour la génération du jeune P. Il stigmatise la même pudibonderie qui me révoltait à son âge. Dans ma jeunesse, le corps n’existait tout simplement pas comme sujet de conversation ; il n’était pas admis à table. Aujourd’hui on l’y tolère, à condition qu’il ne parle que de son âme ! En filigrane du tout-psychosomatique flotte cette vieille lune : les maux du corps comme expression des tares du caractère. La vésicule foireuse du colérique, les coronaires explosives de l’intempérant, l’Alzheimer inévitable du misanthrope… Non seulement malades, mais coupables de l’être ! De quoi meurs-tu, bonhomme ? Du mal que tu t’es fait, de tes petits arrangements avec le néfaste, des bénéfices momentanés que tu as tirés de pratiques malsaines, de ton caractère, en somme, si peu tenu, si peu respectueux de toi-même ! C’est ton surmoi qui te tue. (Rien de neuf, en somme, depuis que la petite vérole donnait à lire l’âme de la Merteuil sur son visage ravagé.) Tu meurs, coupable d’avoir pollué la planète, mangé n’importe quoi, subi l’époque sans la changer, fermé les yeux sur la question de la santé universelle au point de négliger ta propre santé ! Tout ce système que ta paresse a mollement couvert s’est acharné sur ton corps innocent, et le tue.
Car si le tout-psychosomatique désigne le coupable, c’est pour mieux célébrer l’innocent. Notre corps est innocent, messieurs et mesdames, notre corps est l’innocence même, voilà ce que clame le tout-psychosomatique ! Si seulement nous étions gentils, si nous nous conduisions bien, si nous menions une vie saine dans un environnement maîtrisé ce n’est pas notre âme seule, c’est notre corps lui-même qui accéderait à l’immortalité !
Longue diatribe que je débite dans la voiture sur le chemin du retour avec la fougue de ma jeunesse retrouvée.
Peut-être, conclut Mona, mais ne pas négliger le fait que le jeune P. ne rate pas une occasion de faire passer ses parents pour des cons.