Выбрать главу

70 ans, 5 mois, 3 jours

Dimanche 13 mars 1994

Mesdames et messieurs, nous mourons parce que nous avons un corps, et c’est chaque fois l’extinction d’une culture.

70 ans, 8 mois, 5 jours

Mercredi 15 juin 1994

Nous nous connaissons, me dit le vieux professeur de philosophie de Grégoire lors de la réunion de parents où je suis allé glaner la couronne de louanges qu’on tresse à mon petit-fils. Vraiment ? Oui, je vous ai torturé dans votre jeunesse, explique-t-il avec un sourire amical. Et je le reconnais : c’est le neveu du docteur Bêk ! Celui dont l’énorme main, il y a quarante ans, étouffait mes hurlements quand l’oncle arrachait mon polype. Depuis le début de l’année Grégoire ne tarit pas d’éloges sur ce professeur de philosophie « absolument génial ! ». Le fait que ce soit un colosse sénégalais n’entre pas dans les éléments de sa description, détail sans signification philosophique. Monsieur F. tapote l’aile de son nez : On endort, aujourd’hui, pour ce genre d’opération, mais elles sont toujours aussi inefficaces. Votre petit-fils aussi parle un peu du nez, ce qui ne l’empêche pas d’être un excellent philosophe.

71 ans, 5 mois, 22 jours

Samedi 1er avril 1995

Retour de l’hôpital où nous sommes allés voir Sylvie, Grégoire et moi. Elle nous reconnaît, mais sans accommoder, semble-t-il. « Grégoire », dit-elle doucement, et cela manque de réalité. C’est son fils, elle le sait, c’est le prénom de son fils, elle s’en souvient, il y a de la tendresse dans sa voix, mais l’image et le prénom ne l’atteignent pas, ne se superposent pas. Comme si elle voyait flou, commente Grégoire, qui ajoute : D’ailleurs elle-même est floue, on dirait qu’elle marche juste à côté de son corps, tu ne trouves pas, grand-père ? Au début de la maladie de Sylvie, quand il m’en donnait des nouvelles, Grégoire disait déjà : Maman n’est pas tout à fait « nette », ou alors, ça va aujourd’hui, maman est « nette ». Je le vois esquisser un sourire quand, nous accueillant dans son bureau, le docteur W. annonce que nous allons « faire le point ».

71 ans, 5 mois, 25 jours

Mardi 4 avril 1995

En pensant à Sylvie, cette nuit (elle devrait sortir dans un mois), me revient ce mot, « désaxé », que maman utilisait pour se plaindre de moi. Le mot produisait une impression de vertige et de flou. Au fond, ce journal aura été un perpétuel exercice d’accommodation. Échapper au flou, maintenir le corps et l’esprit dans le même axe… J’ai passé ma vie à « faire le point ».

71 ans, 8 mois, 4 jours

Mercredi 14 juin 1995

Intrusion massive du corps commun dans l’autobus 91, à la station des Gobelins. Quand j’y monte, gare Montparnasse, le bus est vide. Je profite de cette solitude inespérée pour m’abîmer dans une lecture que perturbent à peine les passagers qui, de station en station, s’asseyent autour de moi. À Vavin, toutes les places assises sont occupées. Aux Gobelins, le couloir est bondé. Je le constate avec l’innocent égoïsme de celui qui, ayant trouvé un siège, jouit d’autant mieux de sa lecture. Un jeune homme, assis en face de moi, est lui aussi plongé dans un livre. Étudiant, sans doute. Il lit Mars de Fritz Zorn. Debout dans le couloir, à côté de l’étudiant, une femme forte, la soixantaine essoufflée, un cabas bourré de légumes à la main, respire bruyamment. L’étudiant lève les yeux, croise mon regard, voit la dame et, spontanément, se lève pour lui céder sa place. Asseyez-vous, madame. Il y a quelque chose de germanique dans la politesse du jeune homme. Droit, grand, la nuque raide, le sourire discret, un garçon distingué. La dame ne bouge pas. Il me semble même qu’elle fusille l’étudiant du regard. Désignant le siège de la main, le jeune homme insiste. Je vous en prie, madame. La dame cède, de mauvais gré me semble-t-il. En tout cas sans remercier. Elle s’introduit devant le siège vacant, toujours soufflant, mais ne s’assied pas. Elle se tient face à moi, son cabas à la main, mais reste debout devant le siège vide. Le jeune homme casse sa nuque pour insister encore. Asseyez-vous, madame, je vous en prie. Ici, la dame prend la parole. Pas tout de suite, dit-elle d’une voix claironnante, j’aime pas quand c’est trop chaud ! Le jeune homme rougit violemment. La phrase est à ce point stupéfiante qu’elle m’empêche de replonger dans ma lecture. Un bref regard latéral me donne à voir la réaction des autres passagers. On étouffe un petit rire, on fixe ses pieds, on regarde ostensiblement dehors, bref on est gêné. C’est alors que la dame se penche vers moi, et qu’elle me dit, son visage à quelques centimètres du mien, comme si nous étions de vieilles connaissances : J’attends que ça refroidisse ! Du coup, c’est moi qu’on regarde. On attend ma réaction. L’idée me vient alors qu’à cette seconde précise nous ne formons tous qu’un seul corps dans l’autobus 91. Le même corps éduqué. Un corps unique dont les fesses ne supportent pas la chaleur des sièges couvés par d’autres fesses, mais qui préférerait se jeter sous les roues de l’autobus plutôt que de l’avouer publiquement.

71 ans, 8 mois, 5 jours

Jeudi 15 juin 1995

Pas de comique sans éducation.

72 ans, 2 mois, 2 jours

Mardi 12 décembre 1995

Certaines maladies, par la terreur qu’elles inspirent, ont la vertu de nous faire supporter toutes les autres. La propension à envisager le pire pour accepter le contingent est au menu de nombreuses conversations chez les gens de ma génération. Hier encore, à la table des Verne, s’agissant du diagnostic de T.S. : On craignait une maladie d’Alzheimer, par bonheur ce n’était qu’une dépression. Ouf ! L’honneur est sauf. T.S. n’en finira pas moins fada, mais il ne sera pas dit qu’Aloïs aura eu sa peau.

Je ricane intérieurement sans pour autant m’exclure du lot. Je préférerais mourir plutôt que de l’avouer mais la menace Alzheimer (et je songe bien sûr à Étienne dont l’état s’est encore dégradé) me terrorise tout autant que n’importe qui. Toutefois, cette peur a un mérite : elle me distrait de ce qui m’affecte pour de bon. Mon taux de sucre est préoccupant, ma créatinine hors de proportion, mes acouphènes brouillent de plus en plus les ondes, ma cataracte me fait un horizon flou, je me réveille chaque matin avec une douleur nouvelle ; bref, la vieillerie progresse sur tous les fronts mais je n’éprouve qu’une seule vraie peur : la peur d’Aloïs Alzheimer ! Au point que je m’impose quotidiennement des exercices de mémorisation que mon entourage prend pour un passe-temps d’érudit. Je peux réciter des pans entiers de mon cher Montaigne, du Quichotte, de mon vieux Pline ou de La Divine Comédie (en leur langue d’origine, s’il vous plaît !), mais s’il m’arrive d’oublier un rendez-vous, d’égarer mes clefs, de ne pas reconnaître Monsieur Machin, de buter sur tel prénom ou de lâcher le fil d’une conversation, le fantôme d’Aloïs se dresse aussitôt devant moi. J’ai beau me dire que ma mémoire a toujours été capricieuse, qu’enfant elle me trahissait déjà, que je suis comme ça et pas autrement, rien n’y fait. La conviction qu’Alzheimer m’a enfin rattrapé l’emporte sur tout raisonnement et je me vois à brève échéance au dernier degré de la maladie, contact perdu avec le monde et avec moi-même, chose vivante qui ne se souvient pas d’avoir vécu.