Tijo, que ma confession amuse, m’offre en échange une de ses histoires drôles. Comme souvent avec les blagues très physiques de Tijo, celle-ci me laisse un arrière-sens aussi long à se dissiper qu’un grand cru de Chanel.
Quatre vieux amis se rencontrent. Le premier dit aux trois autres : Quand je pète, ça fait un bruit terrible et ça répand une odeur épouvantable. Le deuxième : Moi, un bruit terrible mais pas d’odeur du tout. Le troisième : Moi, pas le moindre bruit mais une odeur, une odeur, alors là mes enfants, une de ces odeurs ! Et le quatrième : Moi non, ni bruit ni odeur. Après un long silence et des regards en coin, un des trois autres lui demande : Alors, pourquoi tu pètes ?
72 ans, 9 mois, 27 jours
Mardi 6 août 1996
Allons, allons, un peu de courage : de quelle nature exacte sont les questions informulées que je me pose sur l’homosexualité de Grégoire ? Là est la vraie question ! J’y songeais cet après-midi en les regardant, Frédéric et lui, cueillir les framboises. Grégoire lui-même m’a donné la réponse après le dîner, une fois avalée la dernière bouchée de crumble. Comme nous faisions un tour de jardin, il a passé son bras sous le mien et m’a dit qu’il savait exactement à quoi je pensais. Tu te demandes, grand-père, de Frédéric et de moi, qui encule et qui est enculé. (Légère sidération du grand-père.) C’est tout à fait normal, tu sais ; en matière d’homosexualité tout le monde se pose ce genre de questions. (Un temps.) Et comme tu m’aimes autant que je t’aime, tu te demandes si ton petit-fils préféré prend toutes les précautions nécessaires pour ne pas attraper cette saloperie de sida. Le fait est, le voilà le goulet où s’étranglent mes inquiétudes. Du coup, je libère le flot de questions qui doivent tourmenter quantité de pauvres gosses et qu’ils n’osent poser à personne. Quid de la salive ? Est-elle un facteur de transmission ? Et les pipes ? Peut-on attraper le sida en taillant une pipe ? Et les hémorroïdes ? Et les gencives ? Prenez-vous soin de vos dents ? Et les fréquences ? Et la diversité des partenaires ? Vous êtes fidèles au moins ? Ne t’inquiète pas grand-père, Frédéric n’a pas quitté sa femme pour me tromper avec un homme ! Quant à moi, je suis comme toi, résolument monogame. En ce qui concerne l’enculage c’est l’un ou l’autre, selon l’humeur ou le cours de la bataille, parfois l’un et l’autre successivement. Encore un tour de jardin, puis cette explication, plus technique : Quant à savoir pourquoi l’homosexualité, grand-père, vaste question ! Restons en surface, tu veux bien ? et disons qu’il n’y a que l’homme pour vraiment contenter l’homme. Considère la pipe, par exemple, d’un strict point de vue technique : il faut en avoir soi-même ressenti les bénéfices pour être un bon tailleur de pipe ! Une femme, si douée soit-elle, ne possédera jamais que la moitié du dossier.
Tard dans la nuit, tous deux seuls au coin du feu : Au fond, me confie-t-il, tu es à l’origine de mes deux vocations. Je me suis fait médecin parce que je ne voulais pas que tu meures, et pédé parce que tu m’as emmené voir Greystoke. Ce beau garçon tout nu dans les arbres aura été mon archange Gabriel ! Mais tu n’avais que huit ans, voyons ! Eh oui, précoce dans ce domaine-là aussi !
Plus tard encore, à propos de médecine, je lui raconte la mort de Violette. Il diagnostique une phlébite. Violette soufflait de plus en plus, ses varices grossissaient, les efforts physiques lui coûtaient, cet après-midi-là un caillot a dû migrer des jambes ou de l’aine jusqu’aux poumons où il a bloqué sa respiration. Ta Violette a fait une embolie pulmonaire massive, grand-père, tu ne pouvais absolument rien y faire. Ni toi ni personne.
Pour la première fois depuis soixante ans, songeant à la mort de Violette je me suis endormi en paix.
8
73-79 ANS
(1996–2003)
À partir de quand cesse-t-on d’annoncer son âge ?
À partir de quand recommence-t-on à le faire ?
73 ans, 28 jours
Jeudi 7 novembre 1996
Fin tout à fait imprévue de ma conférence à Bruxelles. Deux pinces m’ont saisi par les côtés et m’ont broyé jusqu’à ce que la douleur me coupe le souffle. J’ai dû blêmir. Des sourcils se sont froncés dans l’assemblée. J’ai mobilisé toute ma volonté pour ne pas me casser en deux, rester debout derrière le pupitre auquel je me suis cramponné. Quand j’ai repris mon souffle et le cours de mon propos, il m’a semblé que ma voix était descendue d’une octave. J’ai vainement essayé de lui faire regagner de l’altitude, mais la douleur me privait de l’air nécessaire. Tant bien que mal, j’ai murmuré une conclusion étranglée, puis je me suis retiré. Je n’ai pas assisté au dîner et, dès mon retour à Paris, j’ai appelé Grégoire, qui sur les conseils de Frédéric m’a envoyé faire une échographie de la vessie et des reins. Ma vessie a claqué et mes reins ont doublé de volume. C’est un coup de ma prostate ; en grossissant elle a comprimé le canal de l’urètre au point de le rendre fin comme un cheveu. L’urine ne s’écoulant plus à la vitesse requise, ma vessie a gonflé comme une outre, jusqu’à perdre son élasticité (d’où le concept de « claquage »), et les reins ont retenu le liquide qu’elle ne pouvait plus éliminer. L’investigation plus précise d’une cystographie se révèle nécessaire. Cela consiste à vous enfoncer une caméra par le canal de la verge pour inspecter votre vessie de l’intérieur, m’explique Grégoire. L’idée qu’on puisse pénétrer ma verge avec quoi que ce soit est proprement terrifiante. SE FAIRE ENFILER PAR LA BITE ! Il m’a fallu avaler deux Xanax pour accepter ce que Grégoire m’a présenté comme une nécessité exploratoire. Mais c’est un supplice chinois, ce conduit doit être innervé comme une ligne à haute tension ! Ne t’inquiète pas, grand-père, on te fera une petite anesthésie locale, tu ne sentiras pas grand-chose. Anesthésier ma verge ? Comment anesthésie-t-on une verge ? Une piqûre ? Où ça ? À l’intérieur ? Jamais !
Nuit parfaitement blanche.
73 ans, 1 mois, 2 jours
Mardi 12 novembre 1996
Hier matin, je me suis prêté, plus mort que vif, à cette cystographie, suffisamment maître de moi tout de même pour m’intéresser au parcours du serpent caméra dans le conduit de mon sexe. Ce n’était pas si douloureux. Progression sensible, comme si on rampait en moi-même. J’ai pensé au métro de Fellini Roma, aux merveilles enfouies que cette caméra allait découvrir en violant le sanctuaire de ma vessie. Le radiologue a eu quelque difficulté à en trouver l’entrée. La tête de la caméra a buté plusieurs fois sur ce que j’imaginais être la paroi extérieure de la vessie, avant de pouvoir y pénétrer. Eh, oui, il va falloir élargir un peu ça. (Il y a toutes sortes de médecins, ceux qui minimisent, ceux qui amplifient, ceux qui ne disent rien, ceux qui vous rassurent, ceux qui vous engueulent, ou celui-ci, qui explique. Ce sont, comme on dit, « des hommes comme les autres », guidés par leur savoir et mus par leur tempérament.) La caméra a fini par passer de l’autre côté et le toubib a annoncé : Regardez, nous sommes dans votre vessie. Rien à voir avec les merveilles felliniennes enfouies dans le sous-sol de Rome ; une image tremblotante d’échographie, indéchiffrable à mes yeux inexpérimentés. Ça va, elle n’est pas en trop mauvais état. Juste claquée, quoi. Une fois les photos prises, le radiologue a récupéré sa caméra : Retenez votre souffle. La sensation de l’arrachement m’a surpris davantage que celle, tant redoutée, de la pénétration, comme si mon organisme avait déjà accepté cet œil indiscret au bout de ce tentacule. L’après-midi même, visite au chirurgien. Opération vendredi à quinze heures. On élargira le canal de l’urètre en rognant sur la prostate, on me dotera d’une sonde portative le temps qu’il faudra à ma vessie pour retrouver son élasticité et, avec elle, sa fonction. Ne vous inquiétez pas, c’est tout à fait courant, j’en fais dix par semaine, a précisé le chirurgien.