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73 ans, 1 mois, 4 jours

Jeudi 14 novembre 1996

Vécu ces trois jours en sursitaire. Abandonné la surveillance de mon corps, désormais entre les mains de la médecine, pour goûter librement aux menues joies qui, s’offrant à lui, font l’inestimable prix de la vie : un délicieux tagine de pigeon dont la coriandre, le raisin blond et la cannelle ont diffusé jusque dans mon cervelet, les cris des enfants résonnant dans la cour, l’obscurité d’une salle de cinéma où je n’ai pas lâché la main de Mona (la maladie t’a toujours rendu sentimental, observe-t-elle) et, sur la passerelle du Pont des Arts, un crépuscule on ne peut plus touristique. Cette transparence de l’air parisien, tout de même ! Paris ne parvient jamais à sentir tout à fait la benzine !

73 ans, 1 mois, 5 jours

Samedi 15 novembre 1996

Je suis sorti reposé de l’anesthésie générale. Aucune inquiétude quant à la suite. Non que la suite ne soit pas inquiétante, mais c’est une des vertus de l’hôpital : puisqu’il n’y s’agit que du corps, profitons-en pour mettre l’esprit en cale sèche. En d’autres termes, inutile de gamberger. D’autant plus que je ne souffre pas. La sonde travaille à ma place. Confort. C’est quand on la retire qu’on valse, m’a fait observer mon voisin de chambre. On verra bien. Je sais de quoi je parle, c’est la troisième fois que je reviens. Cette putain d’opération ne marche jamais longtemps ! On verra bien. C’est tout vu.

D’un autre côté, l’histoire de mon voisin retient l’attention. Il m’a un peu menti. Il ne revient pas une troisième fois pour la même opération. La première fois pour une résection du col de la prostate, comme moi, certes, mais la deuxième pour une ablation complète de cette truffe, suite à une suspicion de cancer. (Pourquoi me suis-je toujours représenté la prostate comme une truffe ?) La troisième fois, c’était autre chose. À peine est-il sorti de l’hôpital que, se conformant aux indications de son médecin traitant — Ne changez rien à vos habitudes, Monsieur Charlemagne (il s’appelle Charlemagne). Tout comme avant ? Tout comme avant ! — , il s’en va donc à la chasse, tout comme avant. C’était le 15 septembre, le lendemain de l’ouverture, j’allais pas rater ça ! Son compagnon — c’était son beau-frère — trébuche, le coup part, voilà Monsieur Charlemagne truffé de petits plombs dans son absence de prostate. Il me raconte la chose en riant. Je ris avec lui.

— N’empêche que la sonde, quand ils la retirent, on valse !

— Nous verrons bien, Monsieur Charlemagne.

— C’est tout vu.

73 ans, 1 mois, 8 jours

Lundi 18 novembre 1996

Je n’aime pas les visites à l’hôpital. Tout comme je les aurais détestées en pension et comme je les refuserais en prison si on m’y envoie un jour. La garantie d’un bien-être minimum réside dans l’étanchéité de nos univers. Je suis seul à l’hôpital parmi d’autres solitudes qui me font une touchante compagnie. Pas de visites, donc, hormis celles de Mona et de Grégoire, bien sûr. Et de Tijo, venu me faire rire en me racontant l’histoire de Louis Jouvet, retour d’hôpital après une prostatectomie. Le garçon du café où Jouvet prenait son petit noir du matin s’enquiert gentiment de sa santé. Comme ce garçon est bègue, le dialogue donne à peu près ceci : Mons… Mons… Monsieur Jouvet, qu’… qu’est-ce que… qu’est-ce que… qu’est-ce que c’est la p… la p… laaaap… la prostate ? Et Jouvet laisse tomber, du haut de son nid d’aigle : La prostate, mon garçon, c’est quand on pisse comme tu parles.

73 ans, 1 mois, 17 jours

Mercredi 27 novembre 1996

Pour la deuxième fois de ma vie, j’ai donc laissé mon corps à l’hôpital. Hier, avant mon départ, on a pensé pouvoir me retirer la sonde mais ma vessie a refusé de fonctionner. J’ai fait ce que l’infirmière de service a appelé un « bloc vésical ». L’expression est bien trouvée. La vessie fait bloc en effet. Un poing fermé. Elle refuse de laisser aller la moindre goutte, et la douleur, suffocante, irradie dans tout le bas-ventre et jusqu’à la naissance des genoux. Elle vous casse en deux sur une pelote de nerfs incandescents. Les yeux écarquillés par la surprise, trempé d’une sueur glacée, presque incapable de parler, tout juste bon à hoqueter que j’avais mal, je me suis refermé sur mon pubis, le souffle coupé par ce crachat de plomb en fusion. Je vous l’avais bien dit, ça ne marche jamais leur truc, a commenté Monsieur Charlemagne.

Une fois la sonde remise en place, la douleur a disparu comme par enchantement. Il faudra garder cette sonde un mois ou deux, histoire de laisser à la vessie le temps de reprendre des forces. Bien, bien, bien.

73 ans, 1 mois, 18 jours

Jeudi 28 novembre 1996

Dehors avec une sonde, donc. Elle part de ma vessie, sort par mon pénis, court le long de ma jambe droite et aboutit à une poche à urine maintenue par un scratch au-dessus de ma cheville. On vide la poche quand elle est pleine. À peu près toutes les quatre heures. Aussi simple que ça. Quelle surprise, tout de même cette élasticité et cette insensibilité du canal de la verge ! Moi qui craignais tant l’intrusion de la caméra dans ce conduit minuscule, je m’aperçois qu’on pourrait y faire passer un train électrique.

Mais l’essentiel est ailleurs : l’essentiel, bien sûr, c’est cette fonction — uriner — que je croyais mienne, soumise depuis toujours à ma conscience, exprimée par mes besoins, satisfaite sur décision, et qui se trouve désormais affranchie de ma volonté, réduite à elle-même. Mon corps se vide au fur et à mesure qu’il se remplit, voilà tout. Un cycle indépendant de ma volonté. Et, au bas de mon mollet, cette poche, que je vide comme on va au tonneau (même robinet pivotant que sur les cubitainers). Combien de fois ai-je entendu parler d’humiliation, dans ce cas de figure ? Vous vous rendez compte, il est appareillé. Suit, généralement, un silence de pudique commisération, parfois un amusant accès de bravoure : Moi, je me flinguerais ! (Ah ! l’héroïsme de la bonne santé !) Dans ces conversations, le mot « appareillage » tient pudiquement la place de « pisse », de « sang » ou de « merde ». En parlant d’appareillage chacun pense à la confrontation du malade à sa matière. Retour répugnant du refoulé. Tout ce qu’on a passé sa vie à cacher et à taire soudain là, dans un sac, à portée d’œil et de main. Dégoûtant ! Pourtant, je ne me sens pas particulièrement dégoûté, ni humilié, ni diminué. Le serais-je davantage si mes interlocuteurs étaient au courant de mon état ?