73 ans, 7 mois, 10 jours
Mardi 20 mai 1997
Rencontre violente avec un réverbère, ce matin. Je me promenais du côté de la Sorbonne. Soleil radieux. Sur le trottoir d’en face un groupe d’étudiantes souhaitait le bonjour au printemps. Elles étaient venues avec leurs seins, qui menaient une vie libre sous leurs chemisiers aérés et même, pour l’une d’elles, s’épanouissaient dans l’échancrure d’un marcel. Oh ! le joli camionneur ! Tout en marchant, je les regardais, ravi de n’être plus en état d’en désirer aucune. Émerveillement pur en quelque sorte. Le réverbère n’en a tenu aucun compte. Il m’a séché aussi brutalement que si j’avais été un vieux dégueulasse obnubilé par sa proie. J’en suis tombé à la renverse, presque évanoui. Elles sont venues à mon secours. On m’a relevé. On m’a assis à la terrasse d’un café. Le réverbère sonnait encore dans mon crâne. Je saignais. On a voulu appeler une ambulance. J’ai décliné. On est allé acheter désinfectant et sparadrap dans une pharmacie voisine. J’ai pu contempler tout mon saoul les seins de celle qui, penchée sur moi, me pansait. Pas d’ambulance, vraiment ? Non. Elles ont appelé un taxi qui n’a pas voulu me charger, à cause du sang sur ma chemise. Téléphoné à Mona, commandé un cognac en attendant son arrivée, plus une menthe à l’eau et deux cafés pour remercier les petites. Ça ira ? Vous êtes sûr que ça ira ? Oui, oui, ne vous inquiétez pas, ce n’est qu’un coup de réverbère après tout. Rires polis. Elles sont parties assez vite. Nous n’avions absolument rien à nous dire. De quoi aurions-nous pu parler ? Du réverbère ? De leurs études ? Elles ne devaient pas en avoir plus envie que ça. Du suicide de Romain Gary, l’impuissance venue ? Ou du soulagement de Buñuel, au contraire, quand il se sentit enfin libéré de sa libido ? Les petites retournées à la fac, j’ai commandé un second cognac, en l’honneur de Buñuel, justement. Si le Diable lui avait proposé une nouvelle vie sexuelle, disait-il, il l’aurait refusée en lui demandant plutôt de fortifier son foie et ses poumons pour boire et fumer tout son saoul.
73 ans, 7 mois, 11 jours
Mercredi 21 mai 1997
Depuis quand me suis-je convaincu que je n’avais plus envie des femmes ? Depuis mon opération de la prostate ? Depuis que je ne bande plus, ou si peu que pas ? Depuis plus longtemps encore ? Depuis que ma rencontre avec Mona m’a fait entrer en monogamie ? Le fait est que je ne l’ai jamais trompée, comme on dit. Et que, ne la trompant pas, j’ai assez peu désiré ailleurs. Nous nous sommes comblés, au sens propre. Et durablement. Mais, l’âge venant, le désir de Mona s’estompant, devait-il aller de soi que le mien s’éteigne aussi ? Le fait qu’elle ne veuille plus impliquait-il que je ne puisse plus ? Sagesse d’un corps commun, en quelque sorte ? Voire ! Du « je ne peux plus » au « je n’en ai plus envie », il n’y a qu’un pas à franchir. Mais il faut le franchir les yeux fermés. Hermétiquement. Si nous les ouvrons si peu que ce soit pendant ce passage, ils nous montrent, sous nos pieds, l’insondable précipice du n’être plus. Hemingway, Gary, et une foule d’anonymes s’y sont jetés plutôt que de continuer la route.
Enfin, désir ou non, j’ai l’œil fermé, la moitié de la gueule tuméfiée, ce qui ne fait pas précisément de moi un objet de désir.
73 ans, 7 mois, 12 jours
Jeudi 22 mai 1997
Tijo : Je n’aurais jamais pu être monogame. En présentant ma femme j’aurais eu l’impression d’exhiber mon sexe.
73 ans, 7 mois, 14 jours
Samedi 24 mai 1997
Dîner chez le fils N. Dîner prévu de longue date. Le garçon tient à me remercier. Service rendu. Déjà repoussé une fois. Impossible de différer à nouveau, même pour cause de tête au carré. Tête dont il n’a d’ailleurs pas été question de toute la soirée. Dieu sait qu’elle est spectaculaire, pourtant ! Arc-en-ciel en trois dimensions. Ce genre de blessures gagne en couleurs au fur et à mesure de la guérison. Toute la palette et toutes les intensités y passent. Nous entrons dans la période des violets flamboyants et des jaunes hépatiques. Le creux de l’orbite, saturé d’un sang mort, est pratiquement noir. Mais, personne autour de la table n’a fait la moindre allusion à ce chef-d’œuvre. On ne parle pas de la tronche du monsieur. Ça me va. Pourtant, en deuxième partie de soirée, la question du corps (de ce qu’on lui fait subir) a opéré une contre-attaque tout à fait inattendue. La jeune Lise, fille cadette des N., d’habitude si bavarde au dire de sa mère, si prompte à charmer les invités en dévidant le chapelet des griefs qu’elle nourrit contre ses parents («n’est-ce pas, ma chérie ? »), est restée muette tout au long du dîner. Pas un mot et pas une bouchée. Table desservie, la gamine disparue dans sa chambre, sa mère s’empresse d’aller au pire en chuchotant : La petite nous fait de l’anorexie, diagnostic que son mari révise tranquillement à la baisse. Mais non, mais non, ma chérie, la petite me fait chier et toi aussi, ce n’est pas grave. Suffocation de l’épouse, engueulade conjugale, décibels, jusqu’à ce que Lise, surgissant de sa chambre, hurle qu’elle en a marre, marre, mais « maaaaarre » ! et que sa bouche, largement ouverte par cet aveu, exhibe un piercing dont la petite tête d’acier tremblote comme une bille de mercure au creux d’une langue tumescente. Horreur ! Qu’est-ce que c’est que ça, Lise ? Qu’as-tu dans la bouche ? Viens ici tout de suite ! Mais Lise s’enferme à double tour. La mère, scandalisée, s’inquiète moins pour la langue de sa fille que pour la qualité de ses fréquentations. Ici intervient un certain D.G., avocat de son état, même génération que nos hôtes. Il aiguille la conversation sur le thème de l’influence.
— Dites-moi, Geneviève, portez-vous un string ?
— Je vous demande pardon ?
— Un string, un de ces petits slips ficelle que Claudel aurait appelés le partage de midi et que les Brésiliens désignent sous le sobriquet de fil dentaire.
Silence d’autant plus éloquent que la maîtresse de maison, si on en juge par la chute lisse de sa jupe sur l’impeccable partition de ses hémisphères, porte un string, oui, et du plus bel effet.
— Et vous êtes-vous demandé, poursuit l’avocat, d’où vous est venue cette influence puisque vos fréquentations sont irréprochables ?
Silence.
— Parce que si je ne m’abuse, à l’origine, le string était un outil de pute, non ? un vêtement de travail, comme le képi ? Comment se fait-il qu’il soit aujourd’hui monnaie courante dans les familles les mieux nées ? D’où vient l’influence ?
La conversation abordant les effets transversaux de la mondialisation, Mona et moi avons discrètement pris congé.
73 ans, 7 mois, 15 jours
Dimanche 25 mai 1997
Le nombre de barbus de trois jours à cette soirée de quadragénaires ! Curieuse époque, tout de même, la moins aventurière qui soit, assureurs, avocats d’affaires, banquiers, communicants, informaticiens, boursicoteurs, tous salariés d’un monde virtuel, tous en surcharge pondérale, sédentaires à en trouer le plancher, le cerveau confit dans leur sabir d’entreprise, mais des têtes de baroudeurs, tous, retour d’expédition, fraîchement revenus du Ténéré ou redescendus de l’Annapurna, au moins. Le string joue le même rôle chez la jeune madame N., plus vertueuse, j’en mettrais ma main au feu, que ma regrettée tante Noémie. Bref, la mode par antiphrase. Quant à leurs enfants, ces petits tatoués, ces petits percés, ils sont, au sens propre, marqués par cette époque désincarnée.