74 ans, 4 mois, 15 jours
Mercredi 25 février 1998
Dîner chez les V. Le goût effroyable d’une bouchée manque me la faire recracher dans mon assiette. J’en suis empêché par la conversation particulière que le maître de maison entretient avec moi. J’avale donc tout rond, sans analyse préalable. C’est alors que mon interlocuteur recrache bruyamment sa propre bouchée en s’écriant : Mais chérie, quelle horreur ! Chérie confirme : les coquilles Saint-Jacques sont pourries.
74 ans, 5 mois, 6 jours
Lundi 16 mars 1998
Fin de ma conférence, à Belém. La main de Nazaré, mon interprète, se pose sur la mienne, s’y attarde, deux doigts sous ma chemise caressant mon poignet. J’aimerais passer la nuit avec vous, dit-elle, et si possible les trois autres avant votre départ. La proposition est si naturelle que j’en suis à peine surpris. Honoré, mais pas surpris. Ému aussi, bien sûr. (Tout de même, après quelques secondes de réflexion, passablement sidéré.) Nazaré et moi avons travaillé ensemble à la diffusion de cette conférence, elle en a préparé la réception, rameutant les militants, suppléant dans tous les domaines à une organisation enthousiaste mais déficiente. São Paulo, Rio, Recife, Porto Alegre, São Luis, elle a su m’épargner la plupart des dîners officiels pour m’entraîner dans les quartiers de son choix, m’ouvrir les cercles de musique et de philosophie qu’elle voulait me faire connaître, et voici sa main sur la mienne. Ma petite Nazaré dis-je (elle a vingt-cinq ans), merci, vraiment, mais ce serait en pure perte, les décennies ont rendu la chose impossible. C’est que vous ne croyez pas en la résurrection, objecte-t-elle. C’est aussi que le bistouri est passé par là, que désir est mort, que je suis monogame, que j’ai trois fois son âge, que depuis toutes ces années sans pratique j’ai cessé de placer mon identité dans ma sexualité, qu’elle s’ennuierait dans mon lit et que je me regretterais dans le sien. Objections si peu convaincantes qu’une chambre nous accueille avant que j’en aie fini l’inventaire. Laissons-nous glisser dit-elle en ôtant nos vêtements, et c’est bien de glissement qu’il s’agit, soie sur peau, lenteur sur lenteur, nue sur nu, effleurements si délicats que s’évanouissent la durée, la pesanteur et la crainte. Nazaré, dis-je sans conviction, monsieur, murmure-t-elle en piquetant mon cou de minuscules baisers, l’heure n’est plus aux conférences, il n’y a plus rien à maîtriser. Et de baiser légèrement ma poitrine, et mon ventre, et le dos de mon sexe, qui n’en frémit pas, l’imbécile, ce dont je me fiche, libre à toi de ne pas jouer avec nous, vieille chose, les petits baisers gagnant l’intérieur de mes cuisses où la langue de Nazaré ouvre le passage à son visage tandis que ses mains glissent sous mes fesses, que je me cambre, que mes doigts se perdent dans sa formidable chevelure, que sa langue me soupèse, que ses lèvres m’engloutissent, et que me voici dans sa bouche, sa langue entamant un lent travail d’enroulement, ses lèvres leur va-et-vient de sculpteur, et moi m’épanouissant, ma foi, oui, modestement mais tout de même, Nazaré, Nazaré, et durcissant, ma foi, peu à peu mais bel et bien, Nazaré, ô Nazaré, dont j’attire le visage à mes lèvres tandis que nous roulons sur nous-mêmes, Nazaré qui s’ouvre et m’accueille, Nazaré chez qui je me rends comme on retourne enfin chez soi, timide un peu, il y a si longtemps, immobile d’abord sur le seuil, ça ne va pas durer me dis-je, et ne vous dites pas que ça ne va pas durer murmure Nazaré à mon oreille, je vous aime monsieur, et me voilà pénétrant tout entier chez elle et chez moi, dans la maison des origines, glissant dans la moite et souple chaleur retrouvée, grandissant encore, tout confiant, temps aboli, au point que je vois venir l’explosion de loin, que je profite pleinement de son ascension, que je peux la retenir, jouir de sa promesse, la sentir grimper et la contraindre encore, avant de jaillir enfin. Vous voilà, me dit Nazaré en me serrant dans ses bras, me voilà oui, qui jouis comme un ressuscité.
74 ans, 5 mois, 7 jours
Mardi 17 mars 1998
Relisant ce que j’ai écrit hier soir, je songe au rôle joué par les pronoms compléments dans les descriptions érotiques : sa langue me soupèse, ses lèvres m’engloutissent, me voici dans sa bouche… Ce n’est pas un effet de la pudeur (il s’agit bien de mes couilles et de ma verge, je le confirme) ni une quête de style (à la rigueur un indice de mon incompétence en la matière), non, c’est bel et bien le signe d’une identité retrouvée. Là est l’homme pleinement vivant, quoi qu’il en dise une fois dégrisé : me c’est moi. Il en va de même pour les métaphores désignant le sexe de Nazaré, Nazaré chez qui je me rends, la maison des origines, c’est d’elle que je parle, de son identité de femme.
74 ans, 5 mois, 9 jours
Jeudi 19 mars 1998
La peau noire de Nazaré, insondable profondeur chromatique, les bruns, les ocres, les bleus, les rouges, le pourpre violet qui ourle son sexe, le rose chair de sa langue, le blond rosé de ses paumes, je ne sais jamais de quelle nuance s’émerveille mon regard, de quelle profondeur il remonte ; regarder le corps nu de Nazaré c’est plonger dans sa peau. Pour la première fois je m’avise que la mienne n’est qu’un habit de surface. La peau lisse de Nazaré, aux pores si resserrés qu’ils en deviennent imperceptibles, peau de caillou mouillé, ses robes y dansent à chaque pas. Les seins, les fesses, le ventre, les cuisses, le dos de Nazaré, si denses que son corps paraît l’énergie même. L’érotisme de Nazaré… Comme je me plains de ne pas ressusciter à tous coups (loin s’en faut !), monsieur, observe-t-elle, vous limitez le sexe à sa fonction de… panache. S’ensuit un festival de caresses périphériques, une profusion d’étreintes inédites qu’applaudissent les orgasmes de Nazaré. Les seins de Nazaré, deux îles à la surface laiteuse de notre bain : je vous présente mes pays émergeants ! La saveur poivre et miel de Nazaré, son parfum ambré, le sablé de sa voix, l’afro explosion de sa tignasse où se perdent mes doigts. La philosophie de Nazaré : Pas mal, dis-je au comble de l’extase. Très bien ! vous voulez dire, objecte-t-elle, tout à fait merveilleux ! Et de me faire observer que la litote et l’euphémisme, pratiqués par nous autres Européens comme le summum de l’éducation, réduisent nos facultés d’enthousiasme, rabougrissent nos outils de perception, que notre style a pris le dessus et que nous en périssons. Le tendre humour de Nazaré : Ah ! monsieuuuuur, dans un long soupir d’endormissement ; et je ne veux pas d’autre nom que cette moquerie. Les larmes de Nazaré à mon départ, sans que bouge un trait de son visage, larmes silencieuses glissant sur le caillou de ses joues. Le creux laissé dans ma poitrine par ce trésor si fort serré contre moi.
74 ans, 5 mois, 15 jours
Mercredi 25 mars 1998
Moi qui face à maître R. me montrais tellement sensible au contraste de nos visages («Jeune pomme, vieille pomme »), moi qui célébrais la mort de ma sexualité quand me soignait la petite étudiante aux seins libres, moi qui pensais que mon opération avait sonné le glas de l’érection, moi qui ne comptais plus les décennies, je n’arrive pas, pensant à Nazaré, à nous envisager du point de vue de notre différence d’âge. Qu’en serait-il si, me transportant hors de moi-même, une instance morale me forçait à regarder ma vieille chair contre son jeune corps ? Image grotesque ? Scandaleuse ? Vieux dégueulasse ? Une sorte de miracle interdit cette objectivation. Vous ne croyez pas à la résurrection, murmurait Nazaré. C’est chose faite, désormais. Ce que ressentent les ressuscités, je le sais à présent, c’est l’avènement de ce corps exultant, fusion de tous les âges.