74 ans, 5 mois, 16 jours
Jeudi 26 mars 1998
Il me sera plus doux de mourir en qualité de ressuscité.
74 ans, 6 mois, 2 jours
Dimanche 12 avril 1998
Eh oui, me dit Tijo sur son lit d’hôpital, tu as commencé dans un corps de vieillard, c’est justice que tu finisses dans celui d’un jouvenceau. Et puis, ajoute-t-il dans un rire toussé, les colloques ont toujours fait plus de cocus que de savants ! Nous rions, il s’étouffe, l’infirmière qui lui apporte ses cachets le gronde. Ils me traitent, dit-il après son départ.
75 ans, 1 mois, 17 jours
Vendredi 27 novembre 1998
Tijo est mort ce soir. Il m’a fait ses adieux hier en m’interdisant de venir aujourd’hui. Ne me complique pas la mort… À chacune de mes visites, j’ai vu progresser la maladie et les ravages du traitement ; ils ont fait de ce Méridional sec et noiraud un machin blanchâtre, chauve et dépigmenté, gonflé comme une outre, les doigts boudinés par l’eau que ses reins n’éliminent plus. Contrairement à la plupart des mourants qui rapetissent, il est devenu trop volumineux pour son corps. Mais ni la maladie (cancer des poumons généralisé à tout le reste) ni la médecine et sa morale (S’il n’avait pas tant bu et fumé, monsieur !) n’ont eu raison de ce dédain rieur qui tenait la mort en respect et la vie pour ce qu’elle est : juste une promenade captivante. Avant que je sorte, il m’a fait signe de m’approcher. Sa bouche contre mon oreille, il m’a demandé : Tu la connais, l’histoire du sanglier qui ne voulait pas quitter sa forêt ? Sa voix n’était plus qu’un souffle mais elle charriait toujours le même fatalisme rigolard et — comment dire ? — un sens aigu de son interlocuteur.
C’est un vieux sanglier, tu vois ? Plutôt ta génération que la mienne, vraiment vieux, quoi, les couilles vides et les crocs usés. Il s’est fait virer de la harde par les jeunes. Du coup, le pauvre se retrouve tout seul dans la forêt, comme un con. Il entend les jeunots faire la java avec ses femelles. Alors, il se dit qu’il devrait quitter cette forêt, aller voir ailleurs. Seulement, il est né sous ces arbres, il y a passé toute sa vie. « Ailleurs » lui fout la trouille. Mais d’entendre les jeunes laies exprimer leur contentement, ça l’achève. Il prend sa décision tout soudain. Je pars ! Le voilà qui fonce tête baissée, droit devant lui, à travers buissons, boqueteaux, fourrés, taillis, ronciers, jusqu’à déboucher à l’orée de la forêt. Et là, qu’est-ce qu’il voit ? Un champ sous le soleil ! Tout vert ! Une merveille phosphorescente ! Et au milieu de ce champ, qu’est-ce qu’il voit ? Un enclos ! Un enclos tout carré ! Et dans l’enclos, qu’est-ce qu’il y a ? Un ÉNORME cochon. Tellement grozégras qu’il déborde de l’enclos, comme un soufflé de son moule, tu vois ? Un énorme cochon absolument rose, parfaitement glabre, déjà un jambon ! Estomaqué, le vieux sanglier appelle le cochon.
— Eh ! Oh ! Toi !
Le gros jambon tourne lentement la tête vers lui.
Le vieux sanglier lui demande :
— C’est pas trop dur… la chimio ?
75 ans, 1 mois, 28 jours
Mardi 8 décembre 1998
Quelques jours avant la mort de Tijo, j’ai téléphoné à J.C., son « meilleur ami ». (Sur le plan de l’amitié Tijo fonctionnait avec des catégories juvéniles.) Le meilleur ami m’a répondu qu’il n’irait pas voir Tijo à l’hôpital ; il préférait garder de lui l’image de sa « vitalité indestructible ». Délicatesse immonde, qui vous abandonne tout un chacun à son agonie. Je hais les amis en esprit. Je n’aime que les amis de chair et d’os.
75 ans, 9 mois, 6 jours
Vendredi 16 juillet 1999
Répandu les cendres de Tijo sur le Briac. C’était sa volonté. Du haut de ce fayard où, enfant, il dénichait les corneilles. (Une idée de Grégoire.) En regardant mon petit-fils grimper à cet arbre dont le tronc a dû tripler de volume, une seconde je me suis revu monter au secours de Tijo. C’était l’écorché du Larousse qui se hissait de branche en branche. Mais avec grâce, sans ce côté guindé que m’a toujours donné l’exercice de la volonté, et dont Tijo se moquait. Prises dans le vent, ses cendres se sont rassemblées, éparpillées, rassemblées de nouveau, elles ont viré sur l’aile pour finalement exploser dans le ciel. Tijo nous a fait un adieu d’étourneaux.
75 ans, 10 mois, 5 jours
Dimanche 15 août 1999
Réveillé par ma vessie à deux heures du matin. Ma paresse résiste, jusqu’à ce que des rires venus d’en bas me décident à me lever. Grégoire, Frédéric et les jumelles jouent au jeu de l’oie. Protestations de Fanny qu’un mauvais sort bloque dans sa progression, ricanement de Frédéric qu’un double six propulse vers la victoire. Attention, le voilà ! s’exclame Grégoire en me montrant du doigt, et tous de se coucher sur le jeu, faisant mine de me le cacher. C’est un secret, glapit Marguerite comme si elle était encore petite fille, tu n’as pas le droit de voir ! J’ai d’abord pensé qu’il s’agissait du Jeu de l’oie du dépucelage que j’avais offert à Grégoire au début de son adolescence, mais c’est pire : c’est un Jeu de l’oie de l’hypocondriaque, qu’il a conçu pendant ses nuits de garde. De maladies atroces en maladies abominables, les joueurs aboutissent à la mort, dernière case qui les guérit enfin de la peur de tomber malades. Veux-tu jouer avec nous, demande Fanny ? (Et j’admire l’emploi de cette forme interrogative chez une jeune fille de sa génération.) On me donne trois coups d’avance. Je décroche une sclérose en plaques, ce qui me donne le droit de rejouer encore. (C’est le principe du jeu, plus on est malade, plus on avance.) Demain, on joue aux sept familles ! ordonne Marguerite. Les sept familles en question sont quarante-deux maladies dont on se passerait volontiers. (Dans la famille Cancer, je demande la prostate, dans la famille Plumard, je demande l’herpès génital, dans la famille Médecins je demande Parkinson, etc.) Dédramatisons, dédramatisons, sourit Grégoire, de toute façon la dernière case est la même pour tous ! Apparemment, les petites — qui désormais sont grandes — adorent.