75 ans, 11 mois, 2 jours
Dimanche 12 septembre 1999
La veille de sa mort, Tijo, qui me rendait dix ans, m’a dit : Même en âge je t’ai rattrapé ! Le plus vieux c’est le plus près de la sortie.
Même jour, 17 heures
J’écris cela en buvant mon thé. Renoncé au café depuis mon opération. Impression que le thé me nettoie. Une sorte de douche intérieure. T’en bois un, t’en pisse trois, disait Violette. Peut-être un jour passerai-je à l’eau chaude, comme sur sa fin la tante Huguette.
76 ans, 2 jours
Mardi 12 octobre 1999
À propos de la tante Huguette qui avait ses « aigreurs », ou de maman qui « faisait de l’acidité », ces formules ont-elles toujours cours ? Et cette femme qui se tournait toutes les cinq minutes de trois quarts pour que le bismuth tapisse entièrement ses intérieurs… Cette façon de se concevoir comme une barrique faisait rire son entourage. Pourtant, à bien des égards, nous ne sommes guère mieux que des récipients. Mona prend un médicament contre l’ostéoporose qu’elle doit ingérer le matin à jeun, avec un verre d’eau. Après quoi, elle doit absolument rester debout une demi-heure, sans se recoucher, car la potion pourrait bousiller son œsophage comme de la soude caustique. Récipients, donc, nous sommes. Pas davantage. Par parenthèse, le bismuth est considéré aujourd’hui comme un poison, absolument interdit par la Faculté.
77 ans, 2 mois, 8 jours
Lundi 18 décembre 2000
Réveillé avec une douleur à l’articulation métacarpo-phalangienne de l’annulaire, comme si j’avais passé la nuit à boxer un mur. C’est le doigt que je me suis retourné il y a dix ans dans le jardin de Madame P. L’usurier réclame ses intérêts.
77 ans, 6 mois, 17 jours
Vendredi 27 avril 2001
Mes nuits entrecoupées par ces envies pressantes et peu productives. Miction impossible. (Joli titre.) Combien de fois ? me demandait jadis mon confesseur. Combien de fois ? me demande aujourd’hui mon urologue. Le premier me menaçait d’une tripotée de Pater et d’Ave, le second d’une nouvelle résection du col de la prostate : rien à faire, il vous faudra y passer. Ça ne vous rendra pas vos vingt ans, mais vos nuits seront plus longues. Certes, mais que deviendront ces moments de rêverie que je m’accorde sur mon trône de roi improductif ? À ces heures de la nuit où l’envie de pisser me réveille, je ne me figure pas ma vessie tendue comme une outre mais fossilisée comme une coque d’oursin, une coque de calcaire que je vide vaille que vaille, le petit doigt sous un robinet, en ouvrant une vanne sans pression. Lente vidange de moi-même. Triste perpendiculaire. En compensation me viennent des images de vieil âne abandonné au milieu d’une prairie, et l’âne m’émeut doucement. Ou bien je pense au scandale de cette source que les Marseillais, voisins de Manès, avaient laissé tarir. C’était une source dont le franc débit berçait mes endormissements. À classer dans la famille des bruits apaisants, avec les pas sur le gravier, le vent dans la treille, la meule à aiguiser de Manès… (Manès passait les premières heures de la nuit à aiguiser ses outils à la meule et à l’enclume, et j’aimais aussi les notes piquées de l’enclume, qui allaient par couples : Ti’ng-ti’ng, ti’ng-ti’ng.) La source des Marseillais, donc, s’est tarie. La mousse s’y est mise et peut-être, en amont, quelque adénome vaseux. Finalement un filet d’eau brunâtre et silencieux, puis un goutte-à-goutte, puis plus rien. À la grande fureur de Manès — qui peut-être l’avait bouchée lui-même.
78 ans
Mercredi 10 octobre 2001
Lison, Grégoire et les jumelles nous ont offert un vidéoprojecteur et une douzaine de films, parmi mes préférés : Les Fraises sauvages d’Ingmar Bergman, The Ghost and Mrs Muir de Mankiewicz, The Dead de Huston, et Le Festin de Babette, aussi. Ah ! Le Festin de Babette ! qui donc est l’auteur de ce film ? Gabriel Axel ! me souffle Fanny. Eh bien, gloire à ce Gabriel Axel ! Longtemps qu’un cadeau ne m’avait tant fait plaisir. Au point que je me suis demandé pourquoi je ne me l’étais pas offert moi-même. Mona ayant ouvert le paquet, ma joie a jailli de la boîte en même temps que l’appareil de projection. Je me suis surpris à attendre la tombée du jour avec une impatience d’enfant. Quand nous avons enfin tendu un drap blanc sur le mur, j’ai revécu l’excitation où me plongeait Violette quand elle installait sa lanterne magique sur le guéridon du salon. Mona et les enfants m’ayant laissé le choix du film, j’ai opté pour Les Fraises sauvages, le jubilé du professeur Isak Borg, stupéfait de me souvenir de son nom ! Eberhard Isak Borg, qui s’en va, en compagnie de sa belle-fille Marianne, se faire sacrer docteur jubilaire en la cathédrale de Lund. Soixante-dix-huit ans, comme moi ! Cela, bien sûr, je l’avais oublié puisque je n’avais pas quarante ans quand j’ai vu le film pour la première fois. Soixante-dix-huit ans donc. Évidemment, je me suis mis à scruter le visage de ce vieillard (qui m’a paru faire beaucoup plus vieux que moi) nous cherchant des rides communes, reconnaissant en lui certaine lenteur de mes gestes, ou ces demi-sourires que l’âge rend lointains, mais ces brusques éclats de vie aussi, suscités par des désirs inentamés (celui, par exemple, de prendre sa voiture pour se rendre au jubilé alors qu’il a son billet d’avion en poche) ou cette gaieté que réveillent en lui les trois jeunes gens que Marianne et lui prennent en stop — tout à fait comparable, cette gaieté, à la joie que me donne la présence brouillonne de Grégoire, Marguerite et Fanny pendant les vacances, leurs farces, leurs chamailleries, leurs réconciliations hilares…
J’étais absorbé par ce qui se jouait sur l’écran quand autre chose a capté mon attention, qui n’avait rien à voir avec le film mais regardait la machine elle-même, le projecteur. Mona et moi étions assis à côté de lui. C’est une boîte noire dans laquelle on insère le DVD par une fente et qui s’occupe de tout le reste : la projection, le son, la mise au point, le refroidissement du moteur, etc. Installée au milieu du salon la machine projetait l’image sur le drap, quatre mètres devant nous, une grande image noir et blanc, vieillie par l’âge du film mais suffisamment nette pour que je ne pense pas à ma cataracte. J’écoutais le vieil Isak et sa belle-fille Marianne, attentif à leur morne dispute — conflit de tempéraments et de générations —, quand tout à coup je me suis demandé d’où venait le son de ces voix. Elles semblaient provenir de l’écran, où l’on voyait parler les personnages. Or c’était tout à fait impossible puisque ces sons étaient émis par le vidéoprojecteur posé à côté de moi sur la table basse du salon. J’ai regardé l’appareil : aucun doute, les voix sortaient de ce cube de plastique noir, à cinquante centimètres de mon oreille gauche. Pourtant, dès que mes yeux se sont reportés sur le vieux drap, toutes les paroles ont retrouvé les bouches qui semblaient les émettre ! Sidéré par la puissance de cette illusion opticosonore, j’ai essayé de regarder l’écran en n’écoutant que le projecteur. Rien à faire, les voix continuaient à provenir des acteurs suédois, là-bas, sur le drap tendu à quatre mètres devant moi. Cette constatation m’a plongé dans une sorte d’extase primitive, comme si j’assistais au miracle de l’ubiquité. J’ai alors fermé les yeux, les voix ont regagné le ventre du projecteur. Je les ai rouverts, elles sont retournées sur l’écran.