Dans notre lit, j’ai longtemps songé à cette dissociation entre la source sonore réelle et les personnages qui nous parlaient depuis le vieux drap. Je commençais à y entrevoir une métaphore éclairante quand je me suis endormi. Ce matin au réveil, il ne m’en reste que l’impression… Tout se passe comme si le dit de mon corps s’entendait loin devant moi alors que j’en tiens la chronique silencieuse ici, assis à cette table où j’écris.
78 ans, 4 mois, 3 jours
Mercredi 13 février 2002
« Pourquoi un homme qui bâille en fait-il bâiller un autre ? » La question est posée, au XVIe siècle, par Robert Burton, à la page 431 de son Anatomie de la mélancolie, enfin traduite en français chez Corti. Sans proposer de réponse satisfaisante (Burton attribue cette contagiosité du bâillement aux esprits), sa question me ramène quarante ans en arrière, à ces expériences de physiologie amusante que je faisais par ennui lors de réunions de travail particulièrement insipides : je n’avais qu’à simuler un bâillement pour voir la table entière se mettre à bâiller. Je croyais avoir fait une découverte, il n’en était rien. Notre existence physique s’écoule à défricher une forêt vierge qui l’a été mille et mille fois avant nous. Avec Montaigne ou Burton un livre, mais combien de découvertes non révélées, d’étonnements non communiqués, de surprises tues ? Tous ces hommes si seuls en leur silence !
78 ans, 6 mois, 14 jours
Mercredi 24 avril 2002
Autant me l’avouer tout de suite, après certains repas trop copieux le pet toussé a tendance à se muer en une véritable respiration anale. Aspiration des gaz pendant quatre ou cinq pas, expulsion pendant les quatre ou cinq suivants, avec une régularité pulmonaire. Ce collier de perles n’est pas toujours aussi silencieux que le souhaiteraient mon statut social, ma distinction naturelle et ma dignité d’ancêtre. Une toux brève ne suffisant plus à le couvrir, me voilà contraint, si je suis accompagné, à lâcher de longues phrases dont l’enthousiasme a pour mission de dissimuler ce morne contrepoint.
78 ans, 11 mois, 29 jours
Mercredi 9 octobre 2002
Grégoire, qui s’était invité à mon anniversaire, me téléphone qu’une varicelle, attrapée à l’hôpital, le cloue au lit. La varicelle, à vingt-cinq ans, tu te rends compte, grand-père ? Toi qui répètes depuis toujours que je suis en avance pour mon âge ! Tu me verrais, je ressemble à une passoire ! Une passoire surdouée, d’accord, mais une passoire. Sa voix n’est pas atteinte, un peu voilée peut-être, et pour la première fois je me demande si mon affection pour ce garçon ne tient pas à la musicalité si rassurante de sa voix ! Avant la mue déjà, tout enfant, Grégoire avait la voix la plus apaisante qui soit. L’avons-nous d’ailleurs jamais vu en colère ?
79 ans
Jeudi 10 octobre 2002
Mon cœur, mon cœur fidèle. Moins costaud qu’avant, certes, mais ô combien fidèle ! La nuit dernière, je me suis livré à un exercice enfantin : calculer le nombre de fois où mon cœur a battu depuis ma naissance. Soit une moyenne de soixante-douze battements par minute que multiplient soixante minutes par heure, que multiplient vingt-quatre heures par jour, que multiplient trois cent soixante-cinq jours par an, que multiplient soixante-dix-neuf années. Plus fichu, évidemment, de calculer ça mentalement. Calculette, donc. Près de trois milliards de battements ! Sans tenir compte des années bissextiles ni des accélérations de l’émotion ! J’ai posé la main sur ma poitrine et j’ai senti mon cœur battre, paisible, régulier, les coups qui me restent. Bon anniversaire, mon cœur !
79 ans, 1 mois, 2 jours
Mardi 12 novembre 2002
Notre Grégoire est mort. Le surlendemain de son dernier appel il était dans le coma. Frédéric a d’abord pensé qu’il s’agissait d’une encéphalite varicelleuse, dont on peut éventuellement se remettre, mais non, c’était une saloperie bien pire, un syndrome de Reye. Il s’est greffé sur la varicelle et a provoqué une insuffisance hépatique foudroyante. D’après Frédéric, ce syndrome a probablement été déclenché par une prise d’aspirine, il en a trouvé dans la poche de Grégoire. Grégoire a dû vouloir lutter contre sa fièvre en prenant de l’aspirine dont il ignorait cet effet secondaire rarissime. Quand Frédéric l’a fait admettre en réanimation, il n’y avait déjà plus rien à faire. Mona et moi sommes venus le plus vite possible. D’abord, nous ne l’avons pas reconnu. Malgré la présence de Sylvie et de Frédéric un fol espoir m’a, une seconde, fait croire à une erreur. Ce corps de cire jaune, criblé de pustules du haut du front jusqu’à l’extrémité des doigts, ne pouvait être celui de mon petit-fils. J’ai pensé à un de ces films où l’égyptologue frappé de malédiction est momifié devant la sépulture qu’il vient de profaner. Mais non c’était bien Grégoire, sur ce lit d’hôpital, c’était mon Grégoire. En plissant les yeux, j’ai opéré une mise au point qui a gommé le réalisme atroce des pustules et j’ai retrouvé mon Grégoire, dont le corps a toujours exprimé je ne sais quelle grâce ludique, et même à présent, allongé dans ce brouillard jaune. Quand Grégoire joue au tennis, il joue d’abord à jouer, il mime les champions qu’on voit à l’écran, et pendant que son adversaire s’amuse à les reconnaître, Grégoire marque des points, gagne des matchs. L’adversaire finalement exaspéré réclame un peu de sérieux, quoi, merde, ou quitte le terrain en jetant sa raquette, comme le fils W., il y a trois ans. C’est ainsi — il pouvait avoir dix ou douze ans — que je lui ai appris à jouer, car c’était ainsi, lui ai-je dit, que dans ma jeunesse je pratiquais le tennis, ce jeu raffiné devenu, télévision oblige, un duel de brutes démonstratives. Je ne voulais pas que Grégoire cède au grotesque de la gestuelle sportive. Dieu que j’ai aimé cet enfant ! Et comme ma plume cherche vainement à éluder sa mort. Quelle injustice nous fait à ce point préférer un être à tant d’autres ? Jouissait-il vraiment, Grégoire, de toutes les qualités que lui prêtait mon amour ? Deux ou trois défauts tout de même, en cherchant bien, non ? Autour de quelle manie détestable se serait-il racorni, s’il avait atteint mon âge ? Il faut bien que les meilleurs pourrissent ! Si j’écris n’importe quoi, c’est pour combler le silence où m’abandonne le deuil mutique de Mona. À quoi pense-t-elle, Mona, soudain saisie d’une frénésie ménagère ? Songe-t-elle comme moi que Grégoire serait vivant si Bruno avait accepté de nous l’envoyer, l’été de la varicelle ? Si Bruno avait accepté cette vaccination naturelle ? Mais il fallait être un peu joueur, pour cela, et Bruno a très tôt cessé de jouer. Les enfants étaient nus, ils ne supportaient même pas le frôlement d’une chemisette. Quand l’un d’eux se plaignait trop de ses démangeaisons, tous les autres soufflaient ensemble sur ses petits boutons à tête translucide puis les lui caressaient délicatement. C’est Lison, je crois, qui avait inventé ce jeu. Les enfants incarnaient les huit vents de Venise, mais ils n’étaient que sept, Grégoire manquait, qui aurait été le grand vent rieur de ce jeu, et serait vivant aujourd’hui ! Bruno a mis deux jours à rentrer d’Australie. Il est arrivé juste à l’heure de l’enterrement. On ne pouvait conserver le corps plus longtemps. En étreignant Bruno j’ai constaté qu’il avait forci. Du gras dans les biceps. Le décalage horaire et le chagrin lui faisaient les joues lourdes, le visage fermé. Il n’a pas salué Sylvie qui a opté contre son avis pour des funérailles religieuses. Embarras familial. Personne ne s’est beaucoup parlé. Après la cérémonie, chez Lison, les jumelles pleuraient sans un mot dans les bras l’une de l’autre, Sylvie monologuait sur des riens, combien elle avait été une mère inquiète, et comme Grégoire savait taquiner ses inquiétudes — vous souvenez-vous, père, vous aussi d’ailleurs vous vous moquiez de moi ! — , petites phrases qu’elle laissait aller dans l’affliction générale, Frédéric en retrait, terriblement présent dans sa double solitude d’homosexuel et de veuf officieux, Lison à ses côtés, par principe et par amitié, et je me suis aperçu que Frédéric et Lison avaient sensiblement le même âge, en d’autres termes que Frédéric aurait pu être le père de Grégoire, dont les camarades (tous ses camarades médecins sont venus) raillaient l’homélie du prêtre. C’est à cela aussi que servent les enterrements religieux, conforter croyants et mécréants dans leurs certitudes respectives, détourner sur le curé les flèches du chagrin, transformer tout un chacun en critique autorisé, qui s’exprime au nom du mort, juge le portrait que le curé a tracé du mort, et le mort, partie prenante de ce débat théologique, le mort qu’on estime dignement célébré ou grossièrement insulté, est un peu moins mort, c’est comme un début de résurrection. Non, pour l’ambiance, il n’y a que Dieu.