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79 ans, 5 mois, 6 jours

Dimanche 16 mars 2003

Ce que le deuil fait subir à nos corps ! Pendant les trois mois qui ont suivi la mort de Grégoire, j’ai abandonné le mien à tous les dangers possibles. Je me suis fait casser la figure dans le métro (Mona avait tenu à rester quelque temps à Paris pour profiter un peu de Marguerite et de Fanny), boulevard Saint-Marcel j’ai failli me faire écraser par un automobiliste qui a renversé une poubelle en m’évitant. De retour à Mérac j’ai fait deux tonneaux qui m’ont précipité dans le fossé de la Jarretière, voiture fichue, arcade sourcilière ouverte, et finalement, un après-midi que je cueillais des champignons, j’ai dévissé sur les pentes du Briac jusqu’à dégringoler sur la route nationale où les voitures roulaient à toute allure dans les deux sens. Si tu veux vraiment te tuer, m’a dit Mona, préviens-moi, que nous le fassions ensemble ou que je parte en voyage. Mais il n’y avait rien de suicidaire dans ce concours de circonstances, juste une évaluation erronée du réel, comme si j’avais perdu la mesure du danger, toute appréhension, et d’ailleurs tout désir particulier, comme si ma conscience avait abandonné mon corps aux hasards de la vie. Ce que je faisais, mon corps le subissait sans y penser, étonnamment résistant d’ailleurs, invulnérable presque. Je sortais de notre immeuble et laissais mon corps traverser le boulevard sans regarder à droite ni à gauche, et cet automobiliste a freiné à mort, dérapé, fauché la poubelle, et mon corps a poursuivi son chemin sans que mon esprit s’en émeuve. Dans le métro, c’est avec un geste automatique que ma main a repoussé la main du jeune ivrogne qui importunait ma voisine, je ne m’étais pas avisé qu’il puait l’alcool et que, d’ailleurs, son attitude vis-à-vis de la jeune femme n’était pas particulièrement agressive, un attendrissement maladroit plutôt, ma main a repoussé cette main comme on chasse une mouche, sans y prêter plus d’attention, et c’est tout juste si ma tempe a senti le poing du garçon s’abattre sur elle, si mes yeux ont compris que, sous le choc, ils avaient perdu leurs lunettes, que ma voisine m’a rendues une fois mon agresseur maîtrisé, vos lunettes, monsieur, elles sont tombées. Pas plus que je ne me voyais conduire ma voiture sur la route de la Jarretière quand je me suis mis à chercher la liste des courses dans ma veste, penché sur la banquette arrière, j’avais tout bonnement oublié que je conduisais, je m’étais retourné et je cherchais cette liste, dans une voiture désormais privée de chauffeur, qui a naturellement fini dans le fossé, et, durant tous ces événements, je n’ai pas le souvenir d’avoir éprouvé la moindre peur, pas même en voyant mon corps tomber sur la nationale l’après-midi des champignons, pas même en voyant mon bras cassé battre l’air indépendamment de mon coude, le bras gauche, ni surprise, ni peur, ni douleur, un état de constatation plutôt, c’est donc cela qui m’arrive, bien, bien, comme si la vie ne proposait plus le moindre sens à ma cervelle endeuillée, comme si le manque de Grégoire affectait tous les événements, les affranchissait de toute hiérarchie, leur ôtait toute signification, comme si Grégoire avait été le principe sensé de toute chose et que lui parti la vie eut littéralement perdu son sens, au point que mon corps y dérivait seul, sans le concours de mon jugement.

Venise, a proposé Mona, allons à Venise, ça nous changera les idées.

79 ans, 5 mois, 17 jours

Jeudi 27 mars 2003

Venise. Échappant à sa mère un petit garçon se plante devant moi et déclare, menton levé : Moi, j’ai quatre ans et demi ! Plus tard dans l’après-midi, à ce pot de l’Alliance française, une vieille bienfaitrice de l’endroit m’assène : Et vous savez, j’ai tout de même quatre-vingt-douze ans ! À partir de quand cesse-t-on d’annoncer son âge ? À partir de quand recommence-t-on à le faire ? Quant à moi, je ne dis jamais mon âge exact mais je laisse aller des formules du type « maintenant que je suis un vieux monsieur », expressions que je ne peux pas retenir et qui, sitôt lâchées — avec un sourire détaché —, me remplissent de fureur et de honte. Qu’est-ce que je cherche ? À me faire plaindre — je ne suis plus ce que j’étais ? À me faire admirer — voyez néanmoins comme je suis resté vert ? À renvoyer mon interlocuteur à son inexpérience en posant au vieux sage — de ce fait j’en sais tout de même plus long que vous ? Quoi qu’il en soit, cette plainte (car c’est une plainte, nom de Dieu !) exhale un parfum de peureuse incontinence. J’échappe à ma mère pour me planter, menton levé, devant ce solide quadragénaire : « Moi, j’ai soixante-dix-neuf ans et demi ! »

79 ans, 5 mois, 20 jours

Dimanche 30 mars 2003

Ces deux vieux (lui a le bras dans le plâtre) qui jouent les aveugles à Venise en courant après leurs sensations de jeunesse sont les grands-parents d’un mort qui aurait aimé ce jeu. Regardez-les, écoutez-les rire dans la ville liquide, comme il y a cinquante ans lorsqu’ils y célébraient leur jeune amour. Ils ont vieilli de mille ans.

79 ans, 5 mois, 25 jours

Vendredi 4 avril 2003

Acqua alta. Marée montante des larmes. Enfoncés jusqu’aux cuisses dans des bottes de sept lieues, nous avançons Mona et moi, dans la matière même de notre chagrin. Parfois, grâce à une pompe, une maison se vide de son eau, et c’est la cataracte massive d’une vache dans un pré.

79 ans, 5 mois, 29 jours

Mardi 8 avril 2003

Mais non, nous nous sentons bien ici, Mona et moi, nous sommes heureux, nous exploitons sans vergogne ce bonheur animal d’être ensemble qui nous a toujours consolés de tout ! Nous faisons le pèlerinage des cachettes où nous faisions l’amour dans notre jeunesse et le souvenir de Grégoire n’y prend aucune part. Sa mort est si profondément enfouie sous le visage de Mona que pas un de ses traits n’exprime le chagrin. Quant à moi, j’arpente les cales, les ponts, les places, en humant l’air comme un vieux chiot.