13 ans, 4 mois, 9 jours
Vendredi 19 février 1937
Les jambes en coton mais plus de fièvre. Le docteur est rassuré. Il dit qu’une scarlatine « se serait déjà déclarée ». L’expression m’a frappé parce que, quand Violette parle de son mari, elle dit toujours qu’il était « mignon quand il s’est déclaré » ! (Il est mort à la guerre, dès le début, en septembre 14.) Les guerres aussi se déclarent.
13 ans, 4 mois, 10 jours
Samedi 20 février 1937
T’en veux encore ? De quoi ? De la fièvre, t’en veux encore ? Et pourquoi en voudrais-je encore ? Pour ne pas aller à l’école, pardi ! Dodo est tout content de pouvoir se glisser à nouveau dans mon lit. Il n’arrête pas de bavasser. Si tu en veux encore, il faut chauffer le thermomètre, mais ne le mets pas sur le poêle, ça peut le faire péter, il vaut mieux tapoter le dessus, pas le bout qu’on enfonce, l’autre, le rond ! Tu tapotes doucement avec l’ongle et ça monte, tu peux le faire sous les draps, même si maman te surveille, mais pas trop fort sinon le mercure fait des pointillés, tu vois ? (Il se tait et il repart aussitôt.) Et le coup du buvard, tu connais ? Si on glisse un papier buvard sec dans notre chaussure, entre la plante de nos pieds et une paire de chaussettes, tu as de la fièvre dès que tu te mets à marcher. Qu’est-ce que c’est que ces histoires ? Je te le jure ! Qui t’a raconté ça ? Un copain.
13 ans, 4 mois, 15 jours
Jeudi 25 février 1937
Maman se demande comment je peux aimer le raisiné de Violette. Elle prétend qu’elle se laisserait mourir de faim plutôt que de manger une cuillerée de cette « horrrreur » ! Elle exige que je garde le pot dans ma chambre. Je ne veux pas de cette abomination à la cuisine, tu entends ! Rien que son odeur me soulève le cœur !
Moi j’aime tout dans le raisiné. Son odeur, sa couleur, son goût, sa consistance. Odorat, vue, goût, toucher, un plaisir de quatre sens sur cinq, rien que ça !
1) Son odeur. Le raisin framboise. Je me vois avec Tijo, Robert et Marianne, sous la treille. L’ombre est chaude. Elle sent la framboise. On est bien.
2) Sa couleur. Presque noir sur fond violet. Quand je plonge la tartine dans mon lait cela fait une auréole qui se décompose du violet noir au bleu très pâle en passant par toutes les nuances des rouges et des mauves. Magnifique !
3) Son goût de framboise. Mais moins acide que la framboise.
4) Sa consistance. Entre la confiture et la gelée. Ça fond mais ça ne glisse pas. Violette fait la même chose avec les mûres.
5) Ah ! J’ai oublié, sa température, aussi. Si je laisse le pot passer la nuit sur ma fenêtre et que je plonge ma tartine dans le lait bouillant, le contraste chaud et froid est merveilleux.
Mais ce que j’aime surtout, c’est le fait que ce soit le raisiné de Violette. Et je suis sûr que c’est la raison pour laquelle maman ne l’aime pas.
Question : Nos sentiments pour les personnes influencent-ils nos papilles gustatives ?
13 ans, 4 mois, 17 jours
Samedi 27 février 1937
Tout à l’heure, dans la salle de bains, Dodo se lavait les yeux à cause du marchand de sable. Violette lui a dit que le marchand de sable passait tous les soirs et du coup, dès que ses yeux l’ont piqué, il est allé les laver. Je lui ai expliqué que ce n’est pas le marchand de sable mais le sommeil qui picote les yeux. Que ce qu’on appelle le marchand de sable, c’est l’envie de dormir. Il a répondu : Eh bien quoi, c’est le marchand de sable ! Dodo est encore sous l’empire des images. Moi, j’écris ce journal pour m’en libérer.
13 ans, 4 mois, 27 jours
Mardi 9 mars 1937
Oncle Georges a répondu à ma lettre. Avec Violette, il est le seul adulte qui réponde aux questions que les enfants lui posent. Du coup, Étienne sait beaucoup plus de choses que moi.
Mon cher petit,
[…] Tu me demandes si j’ai « perdu mes cheveux à la suite d’une frayeur ou d’un saisissement ». […] Mon petit, je suis devenu chauve pendant la Grande Guerre et je ne suis pas le seul. Je me suis réveillé un matin avec des touffes de cheveux dans le casque, puis le matin suivant, et encore le matin suivant. Je suis devenu chauve en quelques semaines. Le médecin appelait ça la pelade, il disait que ça repousserait. Tu parles ! […].
Maintenant tu me demandes si, « en tant que représentant du genre chauve », j’ai « des frissons sur le crâne ». Eh bien, sache que cela m’est arrivé au moins une fois : quand j’ai vu Sarah Bernhardt au théâtre, juste après la guerre. Tu ne peux pas imaginer ce qu’était la voix de Sarah Bernhardt. […].
Quant aux questions que tu me poses concernant « la menstruation et tout ça », je serais bien incapable d’y répondre. La Femme, mon petit, est un mystère pour l’Homme et le contraire n’est malheureusement pas vrai […].
Juliette et moi t’embrassons bien affectueusement. Transmets nos amitiés à Madame ta mère et viens quand tu veux à Paris nous montrer tes biceps.
Pour les règles ce qu’il dit est une façon gentille de me faire comprendre que ces questions ne sont pas de mon âge. Je m’y attendais un peu. Entre-temps Violette m’a expliqué le principal. Je lui avais posé la question à cause d’une phrase de Fermantin sur sa sœur : qui avait « ses affaires », et qui n’était pas « à prendre avec des pincettes ». Le reste, je le recopie dans le dictionnaire.
Menstruation. Dictionnaire Larousse :
« La menstruation comprend : 1. la période d’établissement qui correspond sensiblement à la puberté ; 2. la période d’état qui correspond à la vie génitale de la femme ; 3. la période de cessation ou ménopause.
« La période menstruelle, ou intervalle entre le début de deux menstrues consécutives, varie, suivant les femmes, entre vingt-cinq et trente jours.
« Les menstrues sont presque toujours suspendues pendant la grossesse, et ordinairement pendant l’accouchement. »
13 ans, 5 mois
Mercredi 10 mars 1937
Je me souviens d’une conversation entre l’oncle Georges et papa. Papa ne se levait plus. Il ne mangeait presque rien. L’oncle Georges lui demandait de se reprendre. Il le suppliait, même. Il avait les larmes aux yeux. Impossible, disait papa, moi, mon vieux, c’est de l’intérieur que je suis devenu chauve ! Et ça ne repousse pas plus que sur ton crâne d’œuf. L’oncle Georges et papa s’aimaient beaucoup.
13 ans, 5 mois, 6 jours
Mardi 16 mars 1937
Papa m’avait prévenu ! Mais c’est une chose de le savoir, c’en est une autre quand ça vous arrive ! Je me suis réveillé et j’ai sauté de mon lit. Mon pyjama était trempé et mes mains toutes poisseuses ! Il y en avait aussi dans les draps. En fait, il y en avait partout. Mon cœur battait à toute allure. C’est en ôtant mon pyjama que je me suis rappelé ce que papa disait. Éjaculation, mon garçon. Si ça t’arrive pendant la nuit n’aie pas peur, ce n’est pas que tu recommences à faire pipi au lit, c’est l’avenir qui s’installe. Pas d’affolement, autant t’y faire tout de suite, tu produiras du sperme toute ta vie. Au début on contrôle plus ou moins : frottements, plaisir et hop, on lâche tout ! Et puis on s’y fait, on apprend à se retenir, et finalement on en tire le meilleur parti.