79 ans, 6 mois
Jeudi 10 avril 2003
Hélas, il faut croire nos réveils. Ma gorge obstruée me dit : Grégoire est mort. Grégoire n’est plus où je m’obstine à demeurer. Grégoire n’est pas parti, Grégoire ne nous a pas quittés, Grégoire n’est pas décédé, Grégoire est mort. Il n’y a pas d’autre mot.
79 ans, 6 mois, 3 jours
Dimanche 13 avril 2003
Pasta, risotto, polenta, soupe de zucca, minestrone, épinards, antipasti maritimes ou végétaux, jambon tranché plus fin que du papier de soie, mozzarella, gorgonzola, panna cotta, tiramisu, gelati, les Italiens mangent mou. Conséquence, je chie mou. À Venise, vieilles gens, jetez vos dentiers dans le Grand Canal, vous êtes arrivés !
79 ans, 6 mois, 8 jours
Vendredi 18 avril 2003
Pour exprimer la douceur sous toutes ses formes, psychologique, sentimentale, tactile, alimentaire, sonore, les Italiens disent morbido. On ne peut imaginer faux ami plus radical à l’état de morbidité où je me réveille chaque matin !
9
AGONIE
(2010)
Quand on a tenu sa vie durant le journal de son corps, une agonie ça ne se refuse pas.
Ma chère Lison,
Te voilà, cette fois, devant une interruption de sept ans. Après la mort de Grégoire l’observation de mon corps a perdu tout intérêt. J’avais le cœur ailleurs. Mes morts se sont mis à me manquer tous ensemble ! Au fond, me disais-je, je ne me suis jamais remis de la mort de papa, de la mort de Violette, de la mort de Tijo, et je ne me remettrai pas de la mort de Grégoire. Le deuil pour seule culture, j’ai développé un chagrin solitaire et colérique. Il est difficile de discerner ce que nous ôtent, en mourant, ceux que nous avons aimés. Passons sur le nid des affections, passons sur la foi des sentiments et les délices de la connivence, la mort nous prive du réciproque, c’est vrai, mais notre mémoire compense, vaille que vaille. (Je me souviens, papa murmurait parfois… Violette quand elle voulait me rassurer disait toujours… Tijo, s’il racontait une histoire… Quand nous étions pensionnaires, Étienne… Quand Grégoire riait…) Du vivant de leurs corps nos morts tissent nos souvenirs, mais ces souvenirs ne me suffisaient pas : c’était leur corps qui me manquait ! La matérialité de leur corps, cette absolue altérité, voilà ce que j’avais perdu ! Ces corps ne peuplaient plus mon paysage. Mes morts étaient les meubles ôtés qui avaient fait l’harmonie de ma maison. Comme leur présence physique, tout à coup, m’a manqué ! Et comme que je me suis manqué en leur absence ! Il me manquait de les voir, de les sentir, de les entendre, ici, maintenant ! La sueur poivrée de Violette me manquait. La voix enrouée de Tijo me manquait. Le souffle presque blanc de papa et la joyeuse évidence corporelle de Grégoire me manquaient. Dans mes moments de lucidité je me demandais de quel corps je parlais. Mais de quel corps parles-tu, nom de Dieu ? Tijo était une araignée de cinq ans à la voix suraiguë avant de devenir ce camarade gouailleur, massif et noir, aux rauquements de tabac, de quel Tijo parles-tu ? Grégoire pesait un poids d’enclume dans son bain d’enfant avant la finesse des muscles et la grâce des gestes ! Pourtant, c’était bel et bien le corps de Grégoire, le corps de Tijo, le corps de Violette qui me manquaient, leur présence physique ! Le corps de papa, cette main osseuse, cette joue qui était un angle. Mes morts avaient eu un corps, ils n’en avaient plus, tout était là, et ces corps uniques me manquaient absolument. Moi qui les avais si peu touchés de leur vivant ! Moi réputé si peu caressant, si peu physique ! C’était leurs corps que je réclamais à présent !
S’ensuivaient des accès de folie douce où je devenais leur fantôme : la main que je tendais vers le sucrier, par exemple, les deux doigts que j’y plongeais incarnaient le geste exact que faisait Grégoire quand il sucrait son café, très précisément le geste de Grégoire piochant un sucre pour son café entre son index et son majeur, il n’y mettait jamais le pouce (avais-tu remarqué ce détail ?). J’en étais réduit à ces brèves crises de possession : devenir l’espace d’un éclair Grégoire sucrant son café, Tijo riant, Violette flageolant sur les galets. Mais comme j’aurais préféré le voir, ce geste ! Et l’entendre, ce rire ! Et reculer encore le pliant de Violette ! Dieu que cette compagnie me manquait et comme j’ai compris ce mot : compagnie !
Pendant des mois je me suis laissé emporter par ces vagues de chagrin. Ta mère n’y pouvait rien, qui devait se sentir plus seule que moi. Si je ne me négligeais pas, c’était par habitude. Automatisme de la douche, du rasage et de l’habillage. Mais je n’y étais plus pour personne. Absent et de mauvais poil. Cela a fini par se voir. Tu t’es alarmée. Papa devient gâteux, sujet à des fureurs séniles ! La mort de Grégoire l’a complètement déglingué. Tu as supplié Mona de me remonter à Paris. Tu l’as fait autant pour elle que pour moi. Fanny et Marguerite se sont mis en tête de me changer les idées. Elles m’ont emmené au cinéma. Ne nous dis pas que tu t’es arrêté à Bergman, grand-père ? Il ne faut pas que tu meures idiot ! The Hours, as-tu vu The Hours de Stephen Daldry ? Ne t’inquiète pas, c’est de ton âge, ça parle de Virginia Woolf ! Mona m’a conseillé de les écouter. Grand besoin de jeunesse, c’était son diagnostic. Pourquoi pas ? Je les aime bien tes jumelles, Lison. Marguerite sous ta crinière rousse et Fanny le nez si fin entre tes sourcils froncés. Les jumelles devenues femmes. Jeunes et femmes et splendides. Et vivantes ! Dans le métro, quand un garçon les draguait, elles faisaient les idiotes : On peut pas, on est avec pépé ! Hein, pépé qu’on est avec toi ? Il nous emmène au ciné ! Avec un effarant ton de crécelle et dans un ensemble parfait. Deux splendeurs de vingt-cinq ans ! Mon rôle consistait à acquiescer, d’un hochement triste. Le gars descendait à la station suivante, ça ne ratait jamais. Les jumelles ont fait preuve de constance : deux ou trois films par semaine. Pourtant, j’ai dû abandonner ces séances de cinéma. Je me laissais envahir par les images. Mes morts en pâtissaient. Des comédiens me volaient mes fantômes. En sortant de The Hours, pour ne prendre que cet exemple, j’étais obnubilé par le corps décharné d’Ed Harris. Plus la moindre place pour celui de Grégoire. Je ne voyais qu’Ed Harris, le torse scrofuleux, les yeux allumés et le sourire vague, dans la scène où il bascule par la fenêtre pour en finir avec l’acharnement vital. J’étais possédé par une image ! Grégoire éjecté par le premier acteur venu ! The Hours fut mon dernier film. Les jumelles se méprirent sur mon renoncement. Je les ai entendues se disputer : Je te l’avais dit, tu es trop conne, cette histoire de pédé jauni par la maladie ça lui a rappelé Grégoire, forcément !