Dans les mois qui suivirent j’ai traîné mes morts au jardin du Luxembourg. Je m’asseyais dans un de ces fauteuils obliques conçus pour que les vieillards ne s’en relèvent pas. Je laissais mon œil vaguer au-dessus de mon journal parmi les promeneurs qui ne m’étaient rien. Ce n’est pas de la blague l’indifférence du grand âge, tu sais ! Aux jeunes gens du Luco j’avais envie de crier : Mes enfants, je me fous complètement de vos existences si contemporaines ! Et ces mères aux landaus je m’en bats l’œil absolument ! Et le contenu de la poussette m’indiffère autant que celui de cet article qui prétend m’éclairer une fois de plus sur le devenir de l’humanité. Dont je me tape, l’humanité, à un point, si vous saviez ! Je suis l’épicentre de sa cyclonique indifférence !
J’en étais là de mon existence commémorative quand, par un après-midi de printemps (pourquoi cette précision, je me foutais des saisons comme du reste), le présent a de nouveau fait irruption dans ma vie. Et m’a rendu à moi-même ! En une seconde ! Ressuscité ! Adieu les morts. C’est ainsi que nous vivons, par disparitions et résurrections successives. Et c’est ainsi que les jumelles et toi vous remettrez de ma mort. Cet après-midi-là donc, au jardin du Luxembourg, assis dans un de ces fauteuils impossibles, mon journal ouvert par l’habitude (méfie-toi, Lison, ce geste quotidien, acheter Le Monde pour ne pas le lire, est un des signes précurseurs de la sénilité), mon regard s’est arrimé à une promeneuse que j’ai instantanément reconnue. Brusque présence de mon passé ! Une femme de mon âge à la démarche pesante et pourtant déterminée, la tête rentrée dans les épaules, un bloc féminin, qui tenait bougrement au sol ! Le genre que rien n’arrête. Cette silhouette m’était on ne peut plus familière. Elle datait d’hier. Ne la voyant que de dos, je l’ai pourtant appelée par son nom.
— Fanche !
Elle s’est retournée, cigarette au bec, a posé sur moi un regard sans surprise, et m’a demandé :
— Comment va ton coude, mon pétard ?
Fanche, ma frangine de guerre ! Ici, présente, inchangée malgré les siècles. Ralentie mais inchangée ! Sa voix dans sa gorge de fumeuse mais inchangée ! Le double d’elle-même mais inchangée ! Fanche à mes yeux inchangée. Reconnue à la seconde même de son apparition, malgré ma foutue mémoire. Je me suis demandé quand je l’avais vue pour la dernière fois. À l’enterrement de Manès, je crois bien. Il y a quarante-huit ans ! Et la voilà devant moi, tout soudain, absolument pareille à elle-même. Fanche ou la permanence ! Aussitôt penchée sur mon journal, elle m’a demandé ce que je lisais. Et de hurler le titre de l’article : « Une agriculture sans paysans ! » Deux ou trois promeneurs se sont retournés. Elle avait pris feu. Elle gueulait à tue-tête. Tous ces petits agriculteurs de subsistance familiale envoyés grossir les bidonvilles du monde entier par les agro-investisseurs et qui se suicident en masse, tu te rends compte, mon pétard ! En Afrique, en Inde, en Amérique latine, dans l’Asie du Sud-Est, en Australie même ! Même en Australie ! Et avec la complicité des États, partout ! Une planète sans agriculteurs ! Elle connaissait le dossier sur le bout des doigts, me récitait les sigles de toutes ces boîtes agro-anthropophages et parmi elles un énorme consortium français dont elle connaissait le conseil d’administration au complet. Et de gueuler le nom de ses membres, un par un, dont celui d’un sénateur qui devait l’entendre par la fenêtre ouverte de son bureau. Ça te révulse, toi aussi, mon pétard ? À la bonne heure, je te reconnais bien là ! Je t’ai lu, tu sais, et je t’ai écouté ! Et de me citer mes conférences — toutes ! — , la plupart de mes articles et de mes interviews. Je te suis depuis toujours, de loin mais de très près, si tu vois ce que je veux dire. C’est bien, ce que tu dis, tu sais ! Je suis presque toujours d’accord avec toi ! Je l’ai écoutée énumérer mes prises de position sur ceci ou sur cela, rares sursauts de ma faculté d’indignation qu’elle prenait pour une vigilance de chaque instant. Je ne savais pas que tu t’intéressais à la bioéthique aussi. Ce que tu as dit quant au droit des femmes à propos de la procréation pour autrui, ça m’a touchée ! Surprise et touchée ! Son œil brillait, elle me regardait comme si j’avais passé ma vie à traquer le déni de justice partout où il pointait son nez. J’ai eu beau lui assurer qu’elle s’exagérait mes mérites, que dans notre jeunesse déjà je n’avais été qu’un résistant par occasion, que depuis des années je ne me manifestais plus sur aucun front, que ma faculté de révolte était tout à fait émoussée, que je m’étais noyé dans le deuil, elle n’en a tenu aucun compte, elle a passé outre, exactement comme si elle ne m’entendait pas, elle a énuméré un certain nombre de scandales qu’il était de notre devoir de dénoncer de toute urgence. Pas au nom du bon vieux temps, mon pétard, mais comme au bon vieux temps, celui du CNR, quand nous élevions au niveau d’une valeur constitutionnelle le droit de chacun à subvenir aux besoins de sa famille ! Eh bien, ce droit-là, précisément ce droit-là, est aujourd’hui plus menacé que jamais ! Elle me haranguait, je l’écoutais, et je sentais que j’allais céder, son œil brillant me faisait la conscience claire ! Bref, Lison, comme tu le sais, j’ai cédé. Je me suis levé comme un jeune homme, je me suis arraché à cette saloperie de fauteuil et je l’ai suivie. Elle venait d’ouvrir les vannes à un flot de sang neuf. Nous allons pousser ensemble quelques coups de gueule salutaires, mon gars ! Et on va nous écouter, crois-moi ! Surtout les jeunes ! Les jeunes ont besoin de griots ! Leurs parents ne les inspirent pas. Ils en appellent aux Grands Anciens. Raison de plus pour ne pas laisser la parole aux vieux cons.
Je l’ai suivie. J’ai mis mes dossiers à sa disposition, j’ai tenu ses fiches à jour, j’ai affiné ses enquêtes, j’ai porté son cartable, et pendant ces dernières années je me suis inquiété de son corps plus que du mien. En ces temps où l’hygiène de vie est l’hymne unique, où la seule bannière claquant sur nos têtes est celle du principe de précaution, Fanche fumait comme quatre, buvait comme douze, se nourrissait au lance-pierre, travaillait au point de tomber endormie la tête sur son bureau ; je lui disais attention Fanche, ralentis, à ce rythme tu ne tiendras pas cent ans. Mais non, mon pétard, s’il faut finir que ce soit à toute allure, au plus fort de la pente, commencer piano piano, d’accord, bien réfléchir à nos débuts, c’est entendu, mais finir à toute pompe, sans ménager nos carcasses, le principe d’accélération, tout est là, nous ne sommes pas des projectiles à chute molle, nous sommes des boules de conscience lancées sur la pente toujours plus raide de notre vie ! Que nos carcasses suivent ou pas, c’est leur affaire.
Nous avons donc laissé nos carcasses à elles-mêmes pour nous pencher sur la santé du monde. Tu connais la suite, ma chérie : conférences, symposiums, tribunes libres, meetings, lycées, collèges, avion, train, parole intarissable de vieux machins à mémoire longue et conscience vive. Moi, l’homme des dossiers (plus aucun trou de mémoire !), Fanche, la femme des débats. C’est fou ce qu’elle était à la mode ! Nos adversaires spéculaient sur l’imminence de notre fin. Ces antiquités ne vont pas nous faire chier éternellement, tout de même ! Je vois à votre tête que vous souhaitez ma mort avant ma réponse, répondait Fanche aux imprudents qui la défiaient en débats singuliers. Elle mettait penseurs et rieurs de son côté. Les colériques trouvaient plus coléreux qu’eux et les sanguins la jugeaient sanguinaire. Moi, je l’entraînais à ne pas crier trop fort, ça brouillait son propos. Ses coups de gueule étaient un double effet de son tempérament et de sa surdité. Il était plus facile de lutter contre la seconde. Mona et moi lui avons farci les oreilles de petits appareils idoines qui, en améliorant son audition, décuplèrent sa puissance de feu car elle saisissait désormais les chuchotements de la partie adverse et on ne pouvait plus parler dans son dos. Elle entraîna une génération dans son tourbillon. Les jumelles, qui assuraient notre soutien logistique, me reprochèrent de leur avoir caché cette grand-tante de compétition. Pendant ce temps ta Marguerite a mis au monde le petit Stefano, et Fanny — effet de la gémellité j’imagine — l’a doté du petit Louis son cousin jumeau, mes arrière-petits-fils, donc, et toi grand-mère par voie de conséquence, et Mona arrière-grand-mère ! Ceci compensant cela, quelques morts se sont ajoutés à ma liste, dont Fanche elle-même, finalement, qui a tiré sa révérence à la Pitié-Salpêtrière, voici trois semaines.