Ma naissance n’ayant pas ressuscité son mari ma mère me considéra d’emblée comme un objet inutile, un bon à rien, stricto sensu, et elle m’abandonna à lui.
Or, j’ai adoré cet homme. Je ne savais pas qu’il mourait, bien sûr, je prenais sa langueur pour l’expression d’une grande douceur et je l’aimais pour cela, et comme je l’aimais, je l’imitais en tout, jusqu’à faire de moi un petit moribond idéal. Comme lui, je bougeais peu, je mangeais à peine, je réglais mes gestes à l’extrême lenteur des siens, je grandissais sans m’étoffer, bref, je m’appliquais à ne pas prendre corps. Comme lui, je me taisais beaucoup ou m’exprimais par une ironie douce en laissant aller sur toute chose de longs regards débordant d’un amour impuissant. L’un de mes testicules refusait obstinément de se montrer, comme si j’avais pris la décision de ne vivre qu’à moitié. Vers mes huit ou neuf ans la chirurgie le mit en place malgré lui mais longtemps je me suis cru borgne de ce côté-là.
Ma mère nous appelait ses fantômes, mon père et moi. « J’en ai par-dessus la tête de ces deux fantômes ! » entendions-nous derrière les portes qu’elle claquait. (Elle passait son temps à fuir en restant sur place, d’où le souvenir des portes claquées.) J’ai donc vécu mes dix premières années dans la compagnie unique de ce père évanescent. Il me regardait comme s’il se désolait d’avoir à quitter ce monde en y abandonnant l’enfant que lui avait extorqué l’optimisme de l’espèce. Mais il était hors de question qu’il me laissât sans munitions. Malgré sa faiblesse, il entreprit de m’instruire. Et pas qu’un peu, je te prie de le croire ! Les dernières années de sa vie furent une course éperdue entre l’extinction de sa conscience et l’éclosion de la mienne. Lui mort, il fallait que son fils sût lire, écrire, décliner, compter, calculer, penser, mémoriser, raisonner, se taire à bon escient et ne pas en penser moins. Tel était son projet. Jouer ? Pas le temps. Et d’ailleurs avec quel corps ? J’étais un de ces enfants mous et perplexes qu’on trouve au bord des bacs à sable, tu sais, pétrifiés par l’énergie de leurs congénères. « Quant à celui-ci, disait ma mère en me pointant du doigt, c’est l’ombre du fantôme ! »
Mais quelle tête, ma fille ! Et très tôt ! Avant même de savoir lire je connaissais par cœur quantité de fables. Mon père et moi commentions ensemble leur moralité en de longs conciliabules qu’il appelait nos exercices de « petite philosophie ». Il y associa bientôt les maximes des moralistes, ces aquarelles de la pensée dont un enfant peut très tôt tirer profit pour peu qu’on l’accompagne dans leurs marges, ce qu’il faisait, en commentaires chuchotés parce que sa voix faiblissait — les deux dernières années de sa vie il ne parlait qu’en murmurant — mais aussi, je crois, parce qu’il aimait à me présenter les vérités intemporelles sous forme de confidences amicales. En sorte que très tôt je me suis enrichi d’un savoir universel que j’ai choyé comme l’héritage d’un amour unique. Lorsque, dans votre enfance, Bruno et toi vous vous moquiez de moi parce que vous m’entendiez réciter, comme on chantonne, en laçant mes chaussures ou en faisant la vaisselle, une bribe de Montaigne, trois lignes de Hobbes, une fable de La Fontaine, une pensée de Pascal, une maxime de Sénèque («Papa parle tout seul, papa parle tout seul ! »), tu te souviens ? Eh bien c’étaient des bulles de petite philosophie qui remontaient de mon enfance.
À six ans, quand il fallut me livrer à l’école, mon père tint à me garder près de lui. L’inspecteur d’académie — il s’appelait Monsieur Jardin — que ma mère convoqua pour qu’il s’oppose à ce projet fut estomaqué par le niveau, l’étendue et la variété de nos conversations chuchotées. Il nous donna son blanc-seing. Une fois mon père disparu, ma mère me livra directement à l’Éducation nationale, examen d’entrée en sixième dûment expédié. Je te laisse imaginer le genre d’élève que j’étais. Plus encore que la qualité de mes connaissances ou le fait que j’écrive et parle comme un livre (en chuchotant comme un conseiller du prince et en soulignant par d’exaspérantes italiques l’essence de mes propos), ce que mes professeurs admiraient surtout c’était l’impeccable écriture de notaire dont m’avait doté la rigueur paternelle. Sois lisible, disait mon père, ne laisse pas soupçonner que tu cherches à dissimuler par une écriture indéchiffrable une pensée que tu ne maîtriserais pas. Quant à la cour de récréation, tu devines le sort que m’y auraient fait mes camarades si le corps enseignant n’avait pris ce pitoyable orvet sous sa protection.
La mort de mon père m’a laissé doublement orphelin. Non seulement je l’avais perdu, mais avec lui toute trace de son existence. Comme font parfois les veuves — qu’elles soient folles de douleur ou ivres de liberté —, dès le lendemain de sa mort ma mère avait effacé tout ce qui pouvait lui rappeler l’existence de cet homme. Ses vêtements allèrent à la paroisse, ses objets familiers à la poubelle ou à la salle des ventes. C’est pour le coup que je suis devenu son fantôme ! Privé du plus petit souvenir tangible de lui, j’errais dans la maison comme une ombre sans corps. Je mangeais de moins en moins, ne parlais plus du tout, et développais une peur panique des miroirs. Je me sentais si peu charnel que leurs reflets me paraissaient suspects. (Fine mouche, tu m’as souvent fait remarquer ma défiance pour les miroirs et les photographies, reliquat de cette terreur enfantine, je suppose.) La nuit plus encore que le jour l’idée de passer devant un miroir me glaçait le sang. Je ne pouvais m’ôter de l’esprit qu’il contenait mon image alors même que, toutes lumières éteintes, je ne m’y voyais pas. Bref, ma chérie, à dix ans ton père ne pesait pas lourd et ne tournait pas rond. C’est alors que ma mère entreprit de m’incarner une fois pour toutes en m’inscrivant aux louveteaux d’abord, puis chez les scouts de France. Les activités de plein air et « l’esprit de corps ! » (elle le disait sans ironie) me feraient le plus grand bien. Fiasco total, comme tu le sais. Ce n’est pas le genre de milieu où l’on fait carrière quand on a commencé avec un seul testicule.
Non, la personne qui m’a vraiment donné corps, jusqu’à faire de moi un garçon couillu, jouissant sans vergogne de ses aptitudes physiques, ce fut Violette, qui faisait chez nous le ménage, la lessive et la cuisine, Violette, la sœur de Manès, la tante de Tijo, de Robert et de Marianne. Ma mère usait la patience des domestiques à une vitesse inouïe ; à peine recrutés, ils fichaient le camp accusés de tous les péchés du monde. Jusqu’au jour où Violette prit le manche et s’y cramponna envers et contre tout, parce qu’elle avait secrètement adopté l’enfant larvaire qui hantait cette maison. C’est sous son aile que j’ai poussé. Une fois éliminée l’institution des scouts de France, conçue pour soulager maman de ma présence, Violette se trouva être la seule institution apte à la débarrasser durablement de moi en m’emmenant passer les vacances scolaires — dont les longs mois d’été — à la ferme chez son frère Manès et sa belle-sœur Marta. Violette, qui fut l’amour unique de mon enfance, n’était qu’une solution de facilité. Tu verras, il est souvent question de Violette dans ce journal, et très au-delà de sa mort.