– Je vais faire savoir à madame votre fille que vous êtes là…
C’était donc vrai!… Il était libre!… libre!… Il allait retrouver sa force, son influence et sa fortune… son or…
Et, dans son premier mouvement d’impétueux égoïsme, toutes ses fièvres passées, toutes ses cupidités momentanément engourdies se réveillèrent en un irrésistible et foudroyant désir d’ambitions effrénées, de revanches éclatantes.
Redevenu maître de lui-même et de ses biens, de nouveau en possession de ce levier formidable qu’est la richesse, il eut un instant de griserie folle, inouïe.
Oubliant tous ses crimes passés, prêt à recommencer son œuvre de domination, dévastatrice, bravant avec la même insolence qu’autrefois… les protestations, les menaces et même la révélation de son infamie, non seulement il crut qu’il avait reconquis sa puissance si mystérieusement effondrée, mais il se persuada qu’il n’avait pas cessé un seul instant d’être le grand marchand d’or, l’un des rois de la finance contemporaine… Et ce fut pour lui une minute de frénésie joyeuse… dans laquelle il oublia tout: famille… amis… ennemis… Diana… Judex… Kerjean… pour ne plus que contempler, dans un étincellement féerique, le fleuve d’or qui recommençait à couler vers ses caisses… lorsque la porte s’ouvrit, livrant passage à Jacqueline qui tenait son petit Jean par la main.
À la vue de sa fille, qui avait remplacé ses vêtements de deuil par une robe blanche toute simple qui lui donnait une expression de grâce et de douceur infinies, le banquier, s’arrachant à cette ivresse morale qui, depuis le départ de Judex, s’était emparée de lui, eut un cri étouffé:
– Ma fille!
– Mon père, mon père!… frémit Jacqueline qui, toute aux élans de son amour filial, se précipita vers Favraut qu’avait déjà rejoint le petit Jean.
Sur le seuil… Judex contempla un instant ce spectacle.
Il eût voulu être tout à la joie du pardon.
Mais cependant une cruelle inquiétude subsistait en lui…
N’ayant pas encore revu la comtesse de Trémeuse, il ignorait donc l’entretien définitif que celle-ci avait eu avec la fille du banquier… et il se demandait:
– Lorsque Jacqueline apprendra la vérité… quelle sera son attitude à mon égard? Me pardonnera-t-elle?… ou bien ne voudra-t-elle plus voir en moi que Judex…, celui qui a frappé son père?…
Et… il s’en fut rejoindre sa mère.
– Favraut est là…, fit-il, je l’ai laissé avec ses enfants.
Et, d’une voix qui tremblait légèrement, il ajouta:
– Maintenant, nous n’avons plus qu’à attendre la décision suprême!
Lisant dans le cœur de son fils, Mme de Trémeuse répondit aussitôt:
– J’ignore ce que fera le banquier…
– Peu importe…, fit nerveusement Judex, j’ai conscience d’avoir fait mon devoir, tout mon devoir. Je ne le crains pas…, je l’attends…
– J’aime cette fière réponse…, répliqua Julia Orsini, elle est digne de toi… digne de nous… C’est ainsi que moi-même j’envisage la situation vis-à-vis de cet homme. S’il exige un débat au grand jour, je suis prête à l’affronter devant tous, prête à revendiquer, à la face du monde aussi bien que devant Dieu, la responsabilité de ma vengeance. Mais, je me hâte de le dire, j’ai l’impression très nette… que dis-je, j’ai la conviction absolue que Favraut n’osera rien faire contre nous… et qu’en tout cas, sa fille sera là pour l’en empêcher…
– Vraiment… mère…, s’exclama Jacques de Trémeuse en un transport de juvénile espérance, vous croyez que Jacqueline demandera à son père d’oublier?
– J’en suis sûre.
– Qui peut vous donner une certitude pareille?
– Jacqueline a tout découvert.
– Mon Dieu!
– Elle s’est aperçue que Judex, Vallières et toi, vous ne formiez qu’un seul personnage.
– Alors?
– Avec toute la loyauté que je lui devais et toute la franchise dont je suis capable, je lui ai révélé la vérité… lui donnant toutes les explications de notre conduite et lui faisant part des sentiments qu’elle t’avait inspirés.
Timidement, cette fois, Jacques interrogeait:
– Eh bien, mère?
Alors, en un sourire où semblaient revivre toutes les joies abolies, et qui reflétait l’amour lointain et sublime, éternel, qui avait été toute sa vie, la comtesse de Trémeuse fit, avec cette expression adorable, divine, qui n’appartient qu’aux mères:
– Je ne puis te dire qu’une chose, mon fils… Jacqueline sait tout… et elle t’aime.
– Mère!
Tel fut le seul mot qui jaillit des lèvres de Judex… en un cri de joie sans limite, de bonheur sans mélange.
– Oui, elle t’aime! répétait Mme de Trémeuse… qui… comme pour elle-même ajouta: L’amour a été plus fort que la haine… C’était écrit là-haut… et je n’ai pas le droit d’en vouloir à Dieu.
Mais le visage de Jacques s’était assombri…
La flamme d’espérance qui brillait en son regard s’était éteinte.
Surprise, la comtesse lui demanda:
– Qu’as-tu, mon fils?… Pourquoi cette mélancolie soudaine?… Que crains-tu donc encore?
Judex gardant le silence, Julia Orsini insista:
– Crains-tu peut-être que, dans un sentiment de tendresse maternelle mal comprise, je n’aie exagéré, altéré la vérité?
– Ma mère, j’ai trop de confiance en vous pour ne pas être convaincu que tout ce que vous venez de me dire est l’émanation même de la réalité.
– Eh bien, alors?
– Et Favraut?
À peine Judex avait-il prononcé ce nom que des cris se faisaient entendre:
– Au secours… vite… au secours!
Judex bondit jusqu’à la porte, car il avait reconnu la voix de Jacqueline.
Suivi de sa mère, il entra dans le salon où il avait laissé la jeune femme avec son père… et, tandis que la fille du banquier se précipitait vers lui en un geste de détresse éperdue, il aperçut, étendu sur un canapé et ne donnant plus signe de vie, Favraut près duquel le petit Jean priait à genoux et en pleurant…
III RÉDEMPTION
– Que s’est-il donc passé? interrogeait Judex.
Jacqueline expliquait:
– Mon père semblait très ému et très heureux de nous avoir retrouvés, mon Jeannot et moi. Il avait commencé à nous parler… à nous interroger… Puis, s’asseyant sur le canapé, il avait pris son petit-fils dans ses bras, lorsque je l’ai vu pâlir… Ses yeux se sont révulsés, sa tête a oscillé, et il est tombé à la renverse et il est demeuré là, immobile… glacé… sans que j’aie pu, malgré tous mes efforts, le rappeler à la vie.