Et Jacqueline Aubry ajouta à voix basse, le regard agrandi par l’épouvante:
– J’ai peur… oui, j’ai peur qu’il ne soit mort!…
Judex s’approcha du banquier, écarta doucement l’enfant qui ne cessait de répéter:
– Grand-papa… c’est moi, c’est ton petit Jean, réponds-lui.
Puis, se penchant vers le corps inanimé, il écouta si le cœur battait encore.
– Ce n’est qu’un évanouissement, annonça-t-il au bout d’un bref instant. Rassurez-vous, madame, votre père vivra. Je ne vous l’aurai pas rendu pour qu’il vous soit repris de nouveau. Attendez-moi une minute, je reviens et, je vous en prie, rassurez-vous… il n’y a pas lieu pour vous d’avoir la moindre inquiétude.
Judex s’éloignait, Jacqueline avait saisi les mains de son père et s’efforçait de les réchauffer dans les siennes.
Quant au petit Jean, il s’était réfugié auprès de Mme de Trémeuse qui l’avait pris sur ses genoux et s’efforçait de le rassurer et de le consoler de son mieux.
D’ailleurs, ainsi qu’il l’avait déclaré, Jacques revenait promptement avec un flacon renfermant un puissant révulsif qu’il remit à Jacqueline en disant:
– Faites respirer cela à votre père. Lorsqu’il reviendra à lui, il est inutile qu’il nous voie, ma mère et moi. Mieux vaut qu’il se retrouve seul avec vous. Mais, je vous en prie, assurez-lui de nouveau qu’il n’a rien à redouter de moi… qu’il est libre… entièrement libre.
La fille du banquier remercia Judex d’un de ces longs regards dans lesquels semble passer toute une âme…
Tandis que Jacques et sa mère s’éloignaient avec le petit Jean, elle déboucha le flacon et l’approcha des narines de son père… qui ne tarda pas à pousser un profond soupir, tandis que ses paupières s’entrouvraient et que ses lèvres remuaient en un tremblement léger et convulsif.
Puis quelques sons rauques, incohérents, jaillirent de sa gorge… en même temps qu’un masque de terreur s’imprimait sur ses traits.
Bientôt les sons se précisèrent en un appel angoissé:
– À moi!
– Père… qu’avez-vous?… Ne craignez rien… Je suis là, près de vous.
Cette voix si douce, si harmonieuse, qui vibrait à son oreille, parut rassurer quelque peu le banquier… car il fit, déjà avec moins de fébrilité:
– C’est toi, Jacqueline?
– Oui, père, c’est moi… et je ne vous quitterai plus jamais.
Se penchant vers lui… ange de la rédemption sublime, divine annonciatrice de tous les pardons, pure messagère des infinies miséricordes, elle ajouta:
– Désormais, vous n’avez plus rien à craindre… le terrible cauchemar est fini.
– C’est donc vrai? murmura Favraut en contemplant sa fille qui lui souriait à travers ses larmes.
– Oui, père, c’est vrai, accentua l’admirable créature.
La figure du marchand d’or lentement se détendait.
Maintenant il commençait à croire à la possibilité, à la réalité de sa liberté reconquise… et, passant sa main sur son front où apparaissaient quelques gouttes de sueur, il fit:
– C’est affreux! ce que je viens d’éprouver… affreux…!
– Calmez-vous… reposez-vous…, conseillait Jacqueline.
– Non, non, il faut que je te dise…, imposa le banquier.
Et d’une voix âpre, saccadée, il déclara:
– Tout à l’heure, quand tu me parlais, quand mon petit-fils m’embrassait… j’ai été envahi par un sentiment de malaise indicible… J’entendais autour de moi comme des bourdonnements de cloches… un voile funèbre s’étendait devant mes yeux… je ne vous écoutais plus, je ne vous voyais plus, j’étouffais… oui, j’avais l’impression que la mort entrait en moi…
«Eh bien, cette impression épouvantable, cette sensation hideuse d’un corps qui se désagrège en pleine existence, d’une âme qui se dérobe, qui s’enfuit malgré tous les efforts que l’on fait pour la garder en soi, c’était exactement celle que j’avais éprouvée, au château des Sablons, le soir de ton dîner de fiançailles, quelques secondes avant de m’effondrer, frappé par la main mystérieuse de Judex!
Et, encore sous l’empire de la crainte effroyable qui l’avait envahi, Favraut articula d’une voix sourde:
– J’ai cru que je mourais pour la seconde fois!…
Le visage bouleversé, le père de Jacqueline poursuivait:
– Oui, je me suis dit que Judex, après avoir joué vis-à-vis de moi la comédie la plus cruelle, c’est-à-dire fait miroiter à mes yeux la renaissance possible d’un bonheur qu’il m’avait cependant déclaré à jamais impossible, me précipitait de nouveau dans l’abîme en un raffinement de vengeance implacable.
«Et tout à l’heure, quand je suis revenu à moi… dès la première lueur qui s’est faite en mon cerveau, je me suis demandé si je n’allais pas me retrouver en quelque cachot plus horrible encore que celui où je m’étais déjà réveillé d’entre les morts… si je n’allais pas subir le supplice épouvantable que Judex m’avait déjà réservé: celui de mourir enterré vivant dans mon cercueil.
– Père!
– Mais non… tu étais là… tu es là… Ta parole si douce et si tendre m’a vite fait comprendre que je n’avais plus rien à redouter ni de Judex ni de personne. Merci, mon enfant… merci de toute mon âme. Je me confie entièrement à toi… Où est Jeannot? Appelle-le vite… oui, appelle-le… car nous allons nous en aller tout de suite… n’est-ce pas? tout de suite, car je ne veux pas rester plus longtemps dans cette maison, en contact avec cet homme qui me déteste, et qui ne m’a délivré que parce que tu as su fléchir sa haine et sa colère.
– Père… laissez-moi vous dire…
– Écoute-moi, ma fille… je t’en prie… je t’en supplie… je suis encore tellement troublé que la seule pensée de mon ennemi peuple mon cerveau de visions atroces… Je ne veux pas redevenir fou… je veux garder toute ma raison… toute… pour vous refaire, à tous deux, à ton fils et à toi, la belle existence à laquelle tous deux vous avez droit. Judex m’a dit que, cédant à ses mystérieuses menaces, tu avais abandonné la part de l’héritage qui te revenait à l’Assistance publique…
– C’est vrai!
– Je ne puis que t’approuver, puisque c’est à ce geste généreux que je dois la vie. Mais maintenant que j’ai reconquis, non seulement l’existence, mais aussi la liberté, je vais aussitôt rentrer à Paris, faire valoir mes droits. Il faudra bien que l’on me rende ma fortune… et nous verrons bien alors si M. Jacques de Trémeuse ose de nouveau s’attaquer à moi!