«Il ne faut pas… oh! non, il ne faut pas que le banquier Favraut revive… Il doit à jamais dormir dans l’éternité où tous le croient à jamais enseveli… C’est un autre homme que vous devez être… c’est un nouveau père que je veux… oui, un père que je puisse chérir et respecter tout à la fois, un père dont j’aie le droit d’être fière, un père pour lequel je n’aurai pas assez d’amour et dont je veux entourer du plus pur des bonheurs les longues années qui lui restent à vivre. Oh! oui, oui, dites-moi vite que vous voulez bien que nous nous aimions ainsi?
À ces mots, le banquier écarta les mains qui lui cachaient le visage.
Jacqueline eut un cri d’allégresse… car instantanément elle comprit qu’elle était victorieuse.
En effet, ce n’était pas seulement tout le remords qui se lisait dans les yeux du marchand d’or… c’était toute la bonté qui s’était répandue sur ses traits… le transformant entièrement en un nouvel homme… en ce nouveau père tant espéré, tant attendu.
Et, dans une longue étreinte, la rédemptrice et le rénové mêlèrent leurs larmes… silencieusement… en une communion intime de leurs âmes à jamais réunies désormais dans le même sentiment du devoir et de l’honneur.
Puis le banquier reprit d’une voix maintenant assurée:
– Ma fille, je n’oublierai jamais ce que tu as été pour moi. Tu as fait mieux que de m’ouvrir les yeux, tu m’as guéri le cœur. Déjà, je m’aperçois combien il va m’être doux et bon d’être ce que tu veux que je sois. J’entrevois des joies nouvelles, inconnues… infiniment supérieures à ces sensations que me donnait ce tourbillon fiévreux incessant, au milieu duquel je m’agitais. Je comprends ce bonheur limpide que je remarquais jadis, avec un sourire méprisant, sur le front des hommes simples… J’aperçois l’inanité des ambitions malsaines… de ces triomphes tapageurs qui vous laissent toujours inassouvi. Je réprouve, je renie, je maudis tout cela… de toute la force de mon être, qui vient de revivre par toi, grâce à toi, à la vraie lumière. Sois bénie, mon enfant. Ne crains plus rien pour moi. J’ai bien saisi toute l’étendue de mon devoir. Réparer le passé… refaire l’avenir… mais dans le droit… dans la justice et dans la bonté…
– Père… embrassez-moi, s’écria Jacqueline… car je n’ai jamais été si heureuse!
Après avoir longuement serré sa fille dans ses bras… Favraut reprit… transfiguré et vraiment beau de douleur sincère et d’honneur reconquis:
– Maintenant, ma chère enfant, tu vas m’aider à accomplir la première étape de mon pèlerinage d’expiation et de repentir: conduis-moi près de Mme la comtesse de Trémeuse.
Et il ajouta… en enveloppant Jacqueline d’un regard où cette fois il n’y avait plus que l’expression de la plus fière et de la plus affectueuse paternité:
– Je veux lui parler… avant que tu ne revoies Judex!…
IV COCANTIN SAUVETEUR
– Allons, mon vieux Coco… ne fais pas la tête comme ça. On va la retrouver, quoi… Une poule qui flotte comme un bouchon, c’est pas la mer à boire.
C’est en ces termes que le môme Réglisse qui avait pris place dans le canot de l’Aiglon, s’efforçait de rassurer son grand ami sur le sort de l’intrépide Miss Daisy.
Mais le directeur de l’Agence Céléritas, à mesure que la barque gagnait le large, sentait ses inquiétudes grandir.
En effet… les yeux rivés à la lorgnette, il avait beau scruter l’horizon qu’éclairaient à présent les premiers rayons du soleil… il n’apercevait rien… absolument rien…
Pas la moindre Daisy…
Pas le plus petit sillage d’une ondine sur les eaux.
Pâle… le regard navré… tout transi d’angoisse, il exprimait:
– Pourvu qu’elle n’ait pas été entraînée vers la haute mer par quelque courant. Quelle chose atroce! Rien que d’y penser j’en suis malade. Je sens que je deviens fou!…
Puis, s’adressant aux matelots… il interrogeait avidement:
– Est-ce qu’il y a beaucoup de courants par ici?
L’homme de barre, un vieux marin à la peau basanée et à l’œil malin, surmonté d’épais sourcils qui avaient pris les allures et la teinte d’une touffe d’algues marines, répondit en mâchonnant sa chique entre les trois ou quatre vieilles dents qui lui restaient au fond de la bouche:
– Il y en a… des fois… mais on peut s’en garer.
Cocantin, l’œil rond, inquiet, demanda tout en tremblant:
– Et des poissons… des poissons dangereux… Est-ce qu’il y a des poissons dangereux… des requins par exemple?
Le vieux matelot, d’un air gouailleur, répondait:
– Des requins… dans la baie de Saint-Tropez, j’en ai jamais vu.
Et, s’adressant à un petit mousse qui maniait déjà l’aviron avec une vigueur remarquable, il fit:
– Et toi… Paulo… t’en as-t’y vu des fois des requins… sur leur côte?
– Non, jamais!
– Alors, qu’est-ce que t’as vu?
– Des rascasses.
– Des rascasses! s’écria Cocantin qui, soit qu’il eût complètement perdu la tête, soit qu’il n’eût, en pisciculture, que de très vagues connaissances, se sentit tout à coup, rien qu’à ce nom à la fois sonore et agressif, envahi par une sueur froide, accompagnée de violents frissons.
Et tout de suite il ajouta, tandis que son nez immense frémissait d’angoisse:
– C’est méchant, ça, une rascasse?
Le mousse, auquel le vieux loup de mer avait lancé un rapide coup d’œil d’intelligence, fit aussitôt:
– Si c’est mauvais!… Autant dire, mon bon monsieur, qu’il n’y a pas de plus sale bête dans toute la Méditerranée… Si c’est mauvais!
– Tant que ça?
– Bien plus encore…
– Comment est-ce fait?
– C’est pas beau à voir…, définissait le mousse. Ça vous a d’abord une grosse tête… avec des yeux qui ressortent et qui sont tout hérissés de piquants, et puis… une gueule toujours ouverte… comme si elle voulait tout avaler à la fois.
– Ah! mon Dieu! soupirait Cocantin.
Le mousse poursuivait:
– Sur le dos, elles ont un gros paquet d’arêtes pointues… qu’elles redressent… quand elles sont en colère…
– Ne m’en dites pas davantage…, interrompait Prosper, bouleversé d’horreur par cette description aussi exacte que pittoresque.