Mme de Trémeuse déclara:
– Notre présence en ce salon doit vous prouver que je vous ai pardonné.
Et avec un accent qui prouvait que, en cet instant suprême, elle avait dû s’imposer jusqu’au bout un dernier et rude effort pour accomplir jusqu’à la fin l’œuvre de miséricorde à laquelle, peu à peu, elle s’était laissé gagner, Mme de Trémeuse ajouta:
– Relevez-vous, monsieur… tout est effacé.
– Je n’ai pas fini, reprenait Favraut qui avait joint ses mains comme s’il adressait déjà une action de grâce à cet ange du pardon qui venait d’abaisser sur lui ses ailes. En effet… il faut que vous sachiez que non seulement je n’en veux pas à Judex… mais que je le remercie… Oui, je le proclame… votre vengeance était légitime. J’ajoute qu’elle était sacrée. Vous aviez le droit, le devoir de me frapper. Vous n’avez pas voulu aller jusqu’au bout de votre tâche… Vous avez eu pitié… soyez-en bénie!
– Jean, mon enfant… va vite embrasser ton grand-père…, s’écria Jacqueline dont le visage était éclairé par le reflet du plus pur bonheur qu’elle eût connu en ce monde.
Alors, attirant contre lui le chérubin qui, sans saisir encore la signification de cette confession tragique, en sentait néanmoins toute la grandeur, Favraut s’écria:
– Mon petit, mon petit… comme je vais enfin pouvoir t’aimer toi… et ta maman!
– Mais, mon grand-papa, nous t’avons toujours aimé, nous! répondit l’enfant en posant ses lèvres sur le front brûlant de son aïeul.
– Favraut…, fit gravement Mme de Trémeuse, maintenant, soyez rassuré, le baiser de cet ange, c’est votre absolution!…
Lorsque, après une longue crise de larmes, le banquier put reprendre la parole, il fit:
– Maintenant, il ne me reste plus qu’à partir avec mes enfants. Je ne veux pas, je ne dois pas vous imposer plus longtemps ma présence…
Mais Mme de Trémeuse, lui désignant tour à tour Jacques et Jacqueline… dont les yeux venaient, en un signe de détresse exquise, de trahir mutuellement le cher secret de leur âme, fit, maternellement, divinement pitoyable:
– Regardez-les, monsieur Favraut… Aurons-nous, l’un et l’autre, le triste courage de briser ces deux cœurs-là?
Et elle fit encore… sublime d’abnégation humaine:
– Mon pardon a été celui de leur amour… Il était en eux, parce que Dieu l’y avait mis… Ne contrariez pas les desseins de Dieu!
– Ô vous, la plus sainte des femmes!… murmura le banquier… unissez leurs mains comme ils ont déjà uni leurs cœurs…
«Je m’en irai seul!… Qu’ils soient à jamais heureux!»
– Et mon fils? avait demandé en tremblant Kerjean à Jacques de Trémeuse.
Celui-ci avait saisi les mains du vieillard et, avec une expression de commisération profonde, il avait déclaré:
– Il ne pouvait pas échapper à la justice! Entraîné par la fatalité, il est allé lui-même au-devant du châtiment… En voulant m’assassiner, Kerjean, il a péri à ma place…
Comme un sanglot douloureux déchirait la poitrine de l’ancien bagnard, Jacques de Trémeuse reprit:
– Quoi qu’il en soit, mon ami, vous resterez toujours près de moi. Mon œuvre n’est pas terminée. Ce n’est pas une raison parce que j’ai conquis le bonheur pour que je m’enferme dans un égoïsme méprisable et coupable. Une fois uni à la femme que j’aime, et d’accord avec elle, grâce à ma fortune immense, je vais pouvoir rester Judex, c’est-à-dire celui qui juge, celui qui punit et celui qui récompense, tâche superbe, tâche formidable, qui m’attire d’autant plus que j’en ai déjà goûté le passionnant attrait. Je puis donc avoir besoin de vous, Kerjean… et je vous demande de rester avec moi.
– Merci! fit l’ancien meunier des Sablons en portant jusqu’à ses lèvres les mains de son bienfaiteur.
Le lendemain, Kerjean errait mélancoliquement sur la grève, devant la mer qui avait servi de tombeau à son fils… Il songeait tristement que, sans cette misérable aventurière, sans Diana Monti, son fils serait là, prêt à seconder Judex dans la nouvelle tâche qu’il allait entreprendre… Et devant la réalité, désormais inéluctable, une sourde rage grondait en lui; un âpre désespoir s’emparait de tout son être… et il se disait:
– Si je tenais cette femme… comme je la tuerais sans pitié!
À ses pieds, les vagues déferlaient, inondant les galets d’écume… découvrant et recouvrant tour à tour une masse sombre, vers laquelle le père de Moralès s’avança… mû par une sorte d’instinct irrésistible.
Avec une stupéfaction voisine de l’horreur… Kerjean reconnut bientôt que cette masse était une forme humaine, un cadavre… celui de la femme qui avait été le mauvais génie de son fils et que le flot rejetait maintenant à ses pieds comme pour lui dire: «Tu es vengé!»
La nuit suivante, les restes de Diana Monti, recueillis secrètement par les soins de Judex, reposaient au fond d’un trou creusé dans un champ désert voisin de la côte… Aucune croix ne marque l’emplacement de la tombe mystérieuse… L’enfer avait reconquis son démon!
ÉPILOGUE
Tandis que le banquier Favraut, fidèle à sa parole, se renfermait sous un nom d’emprunt dans une villa isolée, Cocantin se préparait à épouser Miss Daisy Torp et à adopter le môme Réglisse… En attendant, ayant résolu de devenir à son tour un ondin, il se livrait chaque jour, prudemment, à de longs exercices de natation sur la table de son salon pour la plus grande joie de la jolie Américaine et du môme Réglisse… au comble du bonheur.
Jacques et Jacqueline, tout à leur rêve, devenu la plus idéale des réalités… se préparaient à partir au loin, pour un beau voyage en Italie.
Puis ils reviendraient se remettre à l’œuvre grandiose, à l’œuvre de bonté et d’amour entreprise en commun et qu’un jour peut-être vous racontera
Arthur Bernède.
(1917)