Et regardant de plus près cette image, toute de grâce radieuse et d’inaltérable pureté…, il se prit à murmurer:
– C’est étrange… On dirait qu’on a pleuré sur ce portrait.
Et il le garda entre ses mains… comme s’il se sentait attiré vers cette jeune femme inconnue par une de ces irrésistibles sympathies qui naissent tout à coup sans qu’on sache ni comment, ni pourquoi et qui réveillent les affections mortes dans des cœurs que l’on pourrait croire à jamais flétris…
Kerjean, très intrigué, se demandant: «Quelle est cette femme?», venait de serrer le portrait dans le volume… lorsque la porte secrète qui donnait accès à l’escalier de fer s’ouvrit, livrant passage à Jacques et à son frère.
– Tout s’est bien passé? interrogea aussitôt Judex.
– Très bien, monsieur, répliqua Kerjean.
– Le prisonnier?
– De plus en plus prostré.
Judex s’en fut jeter un coup d’œil au miroir; puis il revint vers Kerjean tout en disant d’une voix étrange:
– Il peut vivre longtemps ainsi!…
Et comme s’il avait hâte de chasser de son esprit la pensée de celui dont il s’était fait le juge, il dit à l’ancien meunier sur un ton plein de cordialité:
– Kerjean, êtes-vous heureux?
– Oui, monsieur, car maintenant, grâce à vous, l’espoir est revenu en moi…
– Mon frère s’est déjà occupé de votre fils…, reprenait Judex.
– Ah! que vous êtes bon! Roger expliquait:
– Je n’ai rien encore de précis à vous dire… Mais courage et confiance… Nous vous le rendrons certainement!
– Oui, nous le sauverons…, affirmait Judex avec énergie.
Violemment ému, le forçat libéré regardait Jacques et Roger avec une sorte de ferveur religieuse.
– Vous êtes bons, vous autres! fit-il… Il n’y a pas en vous que de la justice… mais un sentiment profond de fraternité humaine… Et moi qui ne croyais plus en rien, parce qu’il n’y avait plus en moi que de la haine, je me reprends à être meilleur puisque je m’aperçois, par vous, qu’ici-bas on peut encore trouver de l’amour!
Kerjean s’arrêta un moment… Puis, encouragé par l’attitude bienveillante des deux frères à son égard, le pauvre vieux, s’abandonnant tout à fait, reprit:
– Je voudrais bien revoir mon vieux moulin où mon fils est né, où ma femme est morte… Ce n’est pas très loin d’ici… Il me semble que maintenant que vous avez fait renaître l’espoir en moi, cela me ferait du bien… de me retrouver dans cette maison où j’ai laissé mon âme… de m’asseoir un instant auprès de la roue silencieuse et de rêver qu’ils sont encore là, le petit et sa maman, et que je vais les voir apparaître tous les deux…
– Allez, mon bon Kerjean, allez, autorisait Judex.
– Quand cela?
– Quand vous voudrez!
– Tout de suite, vrai, vous me permettez?
– De grand cœur.
– Je serai revenu ce soir.
– Ne vous inquiétez pas, Kerjean… Partez, mon ami…
Et l’ancien meunier s’en fut tout joyeux; son bâton à la main… tandis que dans ses yeux semblait déjà passer l’image de ce vieux coin de campagne où jadis avait fleuri puis s’était flétri si vite son paisible bonheur.
– Quel brave homme! dit Roger à son frère. Tu l’avais bien jugé… Nous pouvons avoir confiance en lui. Il ne nous trahira pas.
Mais Judex n’écoutait plus son frère… D’une main qui semblait distraite et qui, en réalité, était guidée par la plus forte volonté, il avait entrouvert le volume… et considérait le portrait de Jacqueline… longuement, saintement… avec une intraduisible expression d’adoration sans mélange, d’admiration sans limites…
Et ce n’était pas l’amoureux qui contemplait tendrement, voluptueusement la femme aimée: on eût dit plutôt le religieux en extase devant l’image d’une sainte.
Roger, après avoir jeté un regard furtif vers Jacques, s’était discrètement retiré dans un des angles du vaste laboratoire… Installé dans un fauteuil, il avait pris dans la poche de son veston un journal du matin et en commençait la lecture lorsque tout à coup une exclamation lui échappa:
– Frère!
– Qu’y a-t-il? fit Judex.
– Écoute ce que je viens de lire en deuxième page, aux faits divers:
Est-ce un crime? À Loisy-sur-Seine, deux petits garçons retirent du fleuve une femme en deuil… Madame Jeanne Bertin…
– Que dis-tu? s’écria Judex, qui, prenant le journal des mains de son frère, achevait l’article qui se terminait ainsi:
Jeanne Bertin, institutrice à Paris… La malheureuse, encore dans le coma, n’a pu être interrogée.
– C’est affreux!… s’écria Judex d’une voix que l’émotion étranglait. Ainsi, il a suffi que nous nous absentions quarante-huit heures, pour que cette infortunée que je croyais avoir sauvée… fût encore victime d’un abominable attentat. Quels sont les gens assez misérables, assez ignobles pour s’acharner après cette innocente et noble créature? Les mêmes sans doute qui ont voulu la livrer à César de Birargues et qui, pour se débarrasser de leur victime, ont lâchement résolu sa mort!
Magnifique d’indignation, terrible de colère, Judex, beau comme l’archange qui terrassa le démon, s’écria d’une voix frémissante:
– Il faudra donc que je les écrase, eux aussi… les bandits!… Mais pour ceux-là, pas de pitié… pas de circonstances atténuantes… la mort… Roger, tu m’entends, n’est-ce pas?… La mort… la mort!…
Et, avec une sorte d’exaltation mystique, il poursuivit:
– Il faut que j’aille à son secours à elle… Peut-être pourrai-je la sauver?… Dieu, qui a fait le miracle de ressusciter Kerjean pour le faire servir à nos desseins, ne voudra pas qu’elle meure. Car ce serait effroyable… Oui… Il me semble que nous aurions tous deux sur la conscience le meurtre de cette innocente… Notre œuvre si haute, notre geste de justice sacrée en demeureraient à jamais ternis d’une tache ineffaçable… Il faut donc à tout prix, que, désormais, elle soit à l’abri de toute attaque, exempte de tout danger… Écoute-moi, Roger… tu vas rester ici… tu vas m’attendre… Je te téléphonerai… bientôt… Au revoir!
– Comme tu l’aimes! s’écria Roger en s’emparant des mains de son frère, toutes brûlantes de fièvre.
– Tais-toi…, fit Judex au comble de l’émotion.