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Soudain, le banquier s’arrêta comme si la parole lui manquait.

C’est qu’instinctivement ses yeux venaient de se porter vers l’horloge et de constater que les aiguilles touchaient presque à l’heure fatidique annoncée par Judex…

Alors le père de Jacqueline se rappela l’effroyable menace.

Une angoisse indicible le secoua d’un frisson mortel.

Toute son énergie, toute son audace l’abandonnèrent en une seconde; car il se dit de nouveau:

– Si c’était vrai? Si, en ce moment même, la main de ce justicier inconnu allait s’appesantir sur moi?

Cependant, il luttait encore…

Avec une force contrainte, d’un ton nerveux, saccadé, il voulut reprendre, s’adressant aux jeunes mariés:

– Oui, tous les vœux que je forme pour votre bonheur.

Mais les mots s’étranglèrent dans sa gorge…

Une sueur froide apparut à ses tempes… Un tremblement convulsif agita ses mains… Pour dissimuler son trouble, il porta à ses lèvres la coupe de champagne qu’il vida d’un trait.

Dix heures sonnaient à l’horloge.

Alors, le visage de Favraux se contracta en une convulsion hideuse…

Sa coupe lui échappant des mains se brisa sur la table…

Par trois fois, il battit l’air de ses bras affolés, et tandis qu’un râle effrayant s’échappait de sa gorge, il s’effondra abattu, foudroyé.

Judex avait tenu parole!

En un tumulte indescriptible, on se précipite au secours de Favraux qui ne donne plus signe d’existence.

On le transporte au salon; on l’étend sur un canapé. Malgré tous les soins qui lui sont prodigués, on ne peut le rappeler à la vie…

Un médecin, ami de la famille, qui assiste au dîner, constate que le financier a succombé à une embolie…

Jacqueline, que son fiancé, ainsi que Vallières ont en vain essayé d’arracher à ce triste spectacle, Jacqueline obligée de se rendre à l’horrible évidence, s’écroule à genoux, sanglotant éperdument auprès du corps de son père, tandis que Marie Verdier, l’institutrice du petit Jean, d’un regard où se lit à la fois l’amertume et l’épouvante, contemple, dissimulée derrière une tenture, le cadavre du marchand d’or dont le faciès conserve dans la mort un atroce rictus de mystérieuse terreur, de surhumaine épouvante!…

V JACQUELINE

Cocantin, qui s’était empressé de quitter le château en emportant les deux lettres de Judex, était rentré chez lui littéralement affolé.

– Pour mes débuts, se disait-il, en voilà une histoire! Que dire? Que faire! Je ne sais plus, moi!… C’est effrayant! J’en suis malade!

Le fait est qu’il y avait de quoi bouleverser un homme qui, trois semaines auparavant, menait une vie des plus joyeuses en même temps que des plus banales, et que rien, d’ailleurs, ne prédisposait au métier de détective.

En effet, jusqu’à l’âge de quarante ans, Cocantin avait vécu d’une rente assez rondelette que lui faisait son oncle, le sieur Ribaudet, fondateur-directeur de l’Agence Céléritas.

Il avait partagé son existence entre deux passions: les femmes et Napoléon.

Il va de soi que la première lui avait coûté infiniment plus cher que la seconde.

L’héritage Ribaudet était venu fort à propos pour le tirer d’embarras. Mais l’oncle ayant exigé par testament que son neveu lui succédât effectivement dans ses fonctions, Prosper Cocantin avait été forcé, presque à son corps défendant, de prendre du jour au lendemain la direction de l’agence.

Et voilà que, pour sa première affaire, il tombait sur le drame le plus déconcertant et le plus redoutable que l’on pût imaginer!

– Si j’allais, se disait-il, raconter tout à la police, à la grande, à la vraie, à la seule qui devrait exister!

Mais, au moment de sortir, il se ravisa.

– Voyez-vous qu’à la Préfecture, on me prenne pour le complice de Judex… ou pour Judex lui-même! Le mieux pour moi est de garder le silence sur cette ténébreuse affaire. C’est dit: je me tairai!

Il crut avoir retrouvé le calme et la paix… Mais pas du tout! Pendant deux jours, il lutta contre la hantise de Judex… Pendant deux nuits, il ne cessa d’être en proie aux cauchemars les plus terrifiants…

Afin d’échapper à cette obsession, Cocantin se préparait à déchirer en tout petits morceaux les deux lettres auxquelles commençait à trouver une sorte de parfum diabolique, lorsqu’il songea:

– Favraux avait une fille… Ai-je le droit de la laisser dans l’ignorance des circonstances si troublantes qui ont précédé la mort de son père?

Fort perplexe – car c’était un très honnête garçon -, il continuait à contempler les deux messages, lorsqu’il releva la tête.

Lentement, son regard se dirigea vers le buste de Napoléon placé sur le haut d’un cartonnier; et le détective malgré lui se demanda:

– Qu’eût-Il fait à ma place?

La réponse ne se fit pas longtemps attendre… Cocantin venait d’avoir l’impression que la voix du maître vibrait à ses oreilles, lui lançant impérieusement cet ordre:

– Préviens la famille!

Le directeur de l’Agence Céléritas n’avait plus qu’à obéir… Quelques heures après, il arrivait au château des Sablons et faisait prier Mme Aubry de bien vouloir lui accorder un entretien confidentiel au sujet d’une affaire très grave et très urgente.

Bien que Jacqueline, qui venait d’assister à l’enterrement de son père, fût toute brisée de chagrin et d’émotion, elle consentit à recevoir le détective qui, après s’être incliné respectueusement devant elle, attaqua:

– Madame, je vous demande pardon de venir vous troubler dans votre peine. Mais, en possession d’un secret de famille qui vous intéresse tout particulièrement, j’ai compris que je n’avais pas le droit de garder le silence.

Puis, avec la plus complète franchise, le successeur de Ribaudet raconta à Mme Aubry la démarche que le banquier avait faite à son agence, ainsi que tous les événements qui l’avaient précédée et suivie.

Et lui remettant les deux lettres de Judex à l’appui de ses dires, il conclut, satisfait de lui et la conscience en repos:

– Maintenant, madame, que j’ai fait tout mon devoir, il ne me reste plus qu’à vous adresser, avec tous mes regrets, l’hommage de mon profond respect.

Jacqueline, qui avait lu les deux messages, s’écria avec l’accent de l’indignation la plus vive: