– C’est là, déclara le secrétaire, que M. Favraux dissimulait ses documents confidentiels. Il n’y a que très peu de temps qu’il m’avait révélé l’existence de cette cachette en me faisant lui jurer, s’il venait à disparaître, de brûler tous ces papiers… J’allais le faire, madame, au moment où vous m’avez appelé près de vous…
Jacqueline eut alors le sublime courage de se plonger dans l’étude du dossier volumineux que Vallières avait déposé devant elle et qui contenait la preuve indiscutable que Favraux, par ses manœuvres, aussi sournoises que criminelles, avait provoqué le krach du Continental Consortium, la banqueroute de la Renteuniverselle, la faillite des Phosphates du Delta, l’incendie des Docks de New-City. Le bilan effroyable se chiffrait par plusieurs milliers de familles ruinées, par de nombreux suicides et enfin par la mort, dans les flammes, de plus de cent travailleurs.
– Vous saviez tout cela, monsieur Vallières? reprenait Mme Aubry, d’une voix lourde de sanglots. Comment, vous, un honnête homme, avez-vous pu rester le secrétaire de… M. Favraux?
À ces mots, une lueur étrange passa dans le regard de Vallières qui, courbant le front, murmura d’une voix étranglée:
– Je n’ai pas toujours été un honnête homme…
Prise de vertige en face de l’abîme d’infamie et de honte qu’elle venait d’apercevoir tout à coup, Jacqueline articula simplement:
– Laissez-moi, monsieur Vallières.
– Madame…, exprima le secrétaire, je n’ai pas besoin de vous dire que tout ceci restera enfermé à jamais entre nous.
Et, l’air mélancolique d’un homme qui n’a plus rien à espérer sur terre, il se préparait à partir.
Jacqueline le retint.
– Monsieur, fit-elle, avec une expression de dignité admirable, je souhaite que la franchise un peu tardive dont vous avez fait preuve à mon égard vous assure le pardon des fautes que vous avez pu commettre.
Vallières s’inclina. Deux larmes discrètes, lointaines, apparaissaient au fond de ses yeux. Et il sortit, plus voûté que de coutume.
Alors, la fille du banquier put donner libre cours à son désespoir.
– Ainsi, se disait-elle, mon père que j’aimais et que je redoutais, tant il m’apparaissait supérieur aux autres, n’était qu’un misérable qui a causé la ruine de tant de braves gens… la mort de tant d’innocents! Cette fortune qu’il nous a laissée à mon fils et à moi a été acquise dans le sang et dans les larmes! Quelle chose abominable! Il me semble que je vais entendre sans cesse monter à mes oreilles les malédictions et les plaintes des victimes. Oui, déjà ils me crient: «Tout cet or… il n’est pas à toi… ni à ton fils… il est à nous… Ton père nous l’a volé!»
Alors un cri déchirant lui échappa:
– Mon fils… mon Jean bien-aimé!
C’est qu’une pensée encore plus atroce, une crainte encore plus épouvantable venait de lui broyer le cœur.
– Judex!… Judex!…, songeait-elle…
«Quel est cet homme assez puissant pour avoir frappé à l’heure fixée par lui, au milieu d’une fête, mon père que rien n’a pu arracher à son destin? Qui sait si, poursuivant sa vengeance, il ne va pas me frapper à mon tour, ainsi que mon enfant? Peu importe!… Je suis prête à tout! Mais mon petit!… Pitié pour lui!… Pitié!
Une phrase terrible vibra soudain à l’oreille de l’infortunée:
– Est-ce que ton père, lui, a eu pitié des innocents?
– Mon Dieu!…, sanglota-t-elle, éperdue… Comment détourner la menace que je devine suspendue sur nos têtes?… Comment désarmer Judex?
Tout à coup, le visage de Jacqueline cessa de refléter le désespoir et la terreur. Une sorte d’ardeur mystique illumina son regard. Une expression de volonté sublime et surhumaine se répandit sur ses traits, transformant miraculeusement la créature frêle et désemparée en une femme noblement vibrante de tous les courages et de toutes les énergies. Puis, s’emparant des dossiers révélateurs, elle les serra contre sa poitrine et les emporta dans sa chambre en murmurant sur un ton de résolution farouche:
– Je sais maintenant ce qui me reste à faire!
VII L’ARGENT INFÂME
Dans sa garçonnière de la rue de Prony, le bel Amaury de la Rochefontaine, à demi étendu sur un divan, et tout en fumant une khédive parfumée, se laissait aller aux plus souriantes espérances.
Convaincu que la mort du banquier ne faisait que reculer de quelques semaines la date de son mariage, il échafaudait les projets les plus magnifiques… Dans son égoïsme de viveur invétéré, il laissait déjà au second plan, presque dans l’ombre, l’adorable silhouette de Jacqueline, dont il n’avait pas compris un instant le douloureux sacrifice, lorsque la sonnerie du téléphone strida.
Nonchalamment… Amaury se leva et, tout en saisissant le récepteur, il lança rudement dans l’appareiclass="underline"
– Allô!
Mais sa voix s’adoucit aussitôt.
– Ah! c’est vous, ma chère Jacqueline? Comment va?… Bien triste… Je le comprends… Vous désirez que je vienne tout de suite aux Sablons?… Vous savez bien que je suis et serai toujours à vous… Rien de grave, j’espère?… Vous ne pouvez pas me dire cela maintenant?… Bien, j’accours…
Raccrochant l’appareil, Amaury devenu soucieux, se demanda:
– Qu’est-ce qui a bien pu se passer là-bas?… Jacqueline avait la voix contractée de quelqu’un qui vient d’apprendre une catastrophe… Si son fils était malade, elle me l’eût dit certainement… Alors?…
Pour la première fois depuis la disparition du banquier, une légère inquiétude s’empara du marquis.
– Ah! ça, se dit-il, est-ce que la petite aurait changé d’avis?…
Reprenant le téléphone, M. de la Rochefontaine demanda à son cercle une auto qui le conduisit directement et rapidement aux Sablons.
Jacqueline l’attendait dans un petit salon.
Tout de suite, au visage ravagé de la jeune femme, à l’expression de détresse que révélait toute sa personne, le marquis se dit:
– Il est certainement arrivé un malheur!
Troublé cette fois, il interrogea:
– Jacqueline, ma chère amie… votre petit Jean?…
– Il va très bien, rassura aussitôt la jeune femme, qui résolument attaqua:
– Amaury, vous m’aimez, n’est-ce pas?