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Faisant asseoir la fille du banquier près d’elle, sur un grand canapé d’osier, tout au fond d’une véranda fleurie qui donnait sur la mer, Mme de Trémeuse poursuivit sur un ton d’affection sincèrement maternelle:

– Je m’en rapporte à vos touchantes confidences… Vous m’avez dit vous-même que le passé de votre père n’était pas exempt de reproches.

– Hélas!

– Il est donc inutile, par une démarche précipitée, de rendre public ce drame qui doit à tout jamais rester dans l’ombre.

– Ah! madame… madame… c’est affreux… Mon pauvre père… quand on pense… qu’il était ici… tout près de moi… N’est-ce pas la Providence qui nous a rapprochés?… N’est-ce pas elle qui a conduit jusqu’à lui… mon enfant… son petit-fils montrant ainsi que l’expiation avait assez duré… et que la justice des hommes devait s’incliner devant la justice de Dieu?

– Votre père est vivant…, reprenait la femme en noir. C’est un fait assez rassurant par lui-même pour ouvrir votre cœur aux plus légitimes espérances.

– Certes… madame…, mais qui me dit que Judex, se sentant découvert…, ne l’aura pas conduit dans une prison tellement secrète, que nul ne pourra jamais la découvrir?

Mme de Trémeuse, conformément au plan qu’elle avait arrêté avec ses deux fils, déclarait avec force:

– Je suis sûre que Judex n’est pour rien dans la disparition de M. Favraut.

– Madame, que me dites-vous là? s’exclamait Jacqueline, en pâlissant encore davantage.

– Ma chère enfant, reprenait Julia Orsini, avec un accent d’autorité qui se tempérait du plus délicat intérêt et de la plus affectueuse bienveillance, je vous dois la vérité! L’homme que nous avons trouvé ligoté dans le jardin de la villa des Palmiers a consenti à sortir enfin de ce mutisme dans lequel il semblait vouloir à jamais se renfermer; et voici ce qu’il nous a révélé: Judex, qui avait à se venger du banquier Favraut…, avait résolu de le tuer. En faveur de votre geste si sublimement généreux… pour vous, pour votre fils, rien que pour vous, il s’est décidé à lui laisser la vie… et il l’a condamné à la prison perpétuelle. Mais, bientôt, votre père est tombé malade… très malade…

– Mon Dieu!

– Judex… toujours pour vous… l’a fait transférer, du cachot où il le gardait… à l’abri de toute investigation humaine… dans cette villa, où votre fils l’a retrouvé. Et alors… il s’est passé un fait surprenant… inattendu… qu’il faut que je vous révèle… Tandis que votre petit Jean, messager de la Providence… comme vous le dites si bien, venait vous annoncer qu’il avait retrouvé son grand-père… des individus pénétraient dans le jardin de la villa des Palmiers, se jetaient sur le gardien que Judex avait chargé de veiller nuit et jour sur M. Favraut… et l’emmenaient dans une direction que, jusqu’à ce moment, il a été impossible de préciser.

– Sait-on quels sont ces gens?

– On le sait.

– Ils s’appellent?

– Diana Monti et Moralès… et ils ne sont autres que l’ex-institutrice Marie Verdier et son amant qui, déjà par trois fois, ont tenté de vous assassiner.

– C’est épouvantable!

– Laissez-moi finir, mon enfant. Forts de ce renseignement, Jacques et Roger se sont mis immédiatement en campagne… Ils ont déjà recueilli des indications précieuses… Je ne peux que vous le répéter: consolez-vous et espérez.

– Mais ce serviteur de Judex vous a-t-il dit…?

– Il a refusé énergiquement de nous donner le plus petit détail… Mais, d’une voix qui tremblait légèrement, il a cependant ajouté: «Judex n’est pas un homme… c’est toute une famille, qui a voulu se venger.»

Et, tout en embrassant au front la fille de son bourreau, Mme de Trémeuse ajouta avec un accent de profonde pitié:

– Il nous a dit aussi que le repentir était entré dans le cœur de votre père… et sachez qu’il n’est point de faute ni de crime qui ne se rachètent par les larmes.

– Oh! que vous êtes bonne de me parler ainsi! s’écria Jacqueline en rendant son baiser à la comtesse. Sans vous, que deviendrais-je?… Je ne sais plus… Quoi qu’ait pu faire le banquier Favraut… je ne puis oublier que c’est mon père… et je voudrais tant aider à son salut… hâter sa délivrance… Heureusement que vous êtes près de moi… Si votre frère, le bon Vallières, était ici… lui aussi me guiderait… me conseillerait… Pardonnez-moi cet instant de défaillance… J’ai tant souffert… non seulement ces temps derniers, mais depuis longtemps, je pourrais même dire depuis toujours!… Je n’ai pour ainsi dire pas eu de mère… La mienne est partie si vite! si vite!… J’étais enfant… et pourtant, je la vois… je la verrai toujours… toute frêle, toute chétive… l’air sans cesse effrayé… s’effaçant toujours, tremblant devant mon père… Peut-être savait-elle?… Peut-être est-elle morte de tout cela?… C’est effrayant… Et moi qui n’ai jamais eu que des sentiments d’affection… d’attachement… moi qui rêvais une existence douce et calme… et qui aurais tant voulu aimer, être aimée… Fille sans mère… épouse sans mari… voilà quel aura été mon sort… Si je n’avais pas mon fils, je demanderais à mourir… Mon petit Jean bien-aimé, il aura été la véritable joie de ma vie… mon seul rayon de bonheur.

– Voilà pourquoi vous n’avez pas le droit de vous laisser abattre.

– Vous avez raison, madame… C’est ce que disait toujours mon bon ami Vallières… Oh! comme je serais heureuse de le revoir pour lui dire combien vous êtes bonne, vous aussi… Il me semble que je vous connais depuis toujours. C’est étrange, mon cœur est allé vers vous tout de suite… et aussi vers les vôtres… M. Roger… M. Jacques…

En prononçant ce dernier nom, la voix de Jacqueline eut une vibration étrange et tout de suite… comme si elle obéissait à une de ces impulsions instinctives que rien ne peut arrêter, elle ajouta ces mots qui étaient comme l’aveu inconscient d’un sentiment dont elle ne s’était pas encore rendu compte et qui peut-être venait seulement d’éclore en elle à l’instant même:

– Oh! oui, monsieur Jacques surtout.

Alors, comme si, instantanément, elle voyait clair en elle, brisée, éperdue à la fois de douleur et d’espoir, de détresse et d’amour, elle laissa retomber sa tête sur l’épaule de Mme de Trémeuse, tandis qu’elle sanglotait dans le désarroi de sa pauvre âme affolée:

– Pardonnez-moi, madame, pardonnez-moi!

Jacques de Trémeuse qui, tout près de là, se tenait caché derrière un massif de roses, et n’avait rien perdu de cette émouvante et tragique causerie, demeurait comme en extase…

Et ses lèvres se prirent à murmurer comme en une prière de reconnaissance infinie, de ferveur suprême: