Non, je n’aurais pas dû le laisser se substituer à moi-même… ou tout au moins lui permettre de se lancer tout seul dans une aussi menaçante aventure.
Peut-être vais-je avoir le temps de le retenir… ou tout au moins de prier M. Roger… ou M. Jacques, s’il est revenu, de l’accompagner?
Jacqueline allait, dans cette intention, quitter sa chambre, lorsque, soudain, elle demeura clouée sur place.
Au moment où elle allait s’éloigner de sa fenêtre, elle aperçut une ombre, ou plutôt un homme enveloppé dans un grand manteau noir se glisser dans le jardin et disparaître bientôt derrière un massif.
Un trouble profond s’empara d’elle.
– Cet homme!… Quel est cet homme? se demanda-t-elle… bouleversée…
En effet, dans le rayonnement lunaire qui enveloppait le parc de sa mystérieuse clarté, Jacqueline avait eu l’impression directe, instantanée, qu’elle venait de voir surgir devant elle la silhouette étrange, fantastique, qu’elle avait déjà entrevue au moulin des Sablons.
Presque aussitôt, un nom monta à ses lèvres:
– Jacques de Trémeuse.
Mais tout de suite elle se révolta contre cette pensée:
– Lui, se dit-elle. Ce n’est pas possible!
Mais le doute était né… cruel… affolant… irrésistible.
Incapable de comprendre encore les causes de ce drame effarant, elle en pressentait néanmoins les lugubres péripéties… et elle éprouvait la sensation d’être emportée en une sorte de tourbillon frénétique qui ne lui laissait plus aucune possession d’elle-même et la précipitait vers le gouffre où l’attirait la fatalité.
Le cœur broyé, elle se répétait, toute blanche, toute glacée:
– Ainsi, j’aurais pu aimer le bourreau de mon père… car c’est affreux à dire… je l’aime. Ah! cela serait encore plus atroce que tout. Mais je suis sans doute le jouet d’une illusion. Qu’importe!… Je ne puis rester plus longtemps dans une pareille incertitude. Je veux savoir…
En proie à une fièvre ardente, elle sortit de chez elle… courut sur la terrasse et s’en fut frapper à une porte-persienne, appelant, d’une voix étranglée par la plus intense des émotions:
– Vallières! Vallières!
Jacqueline n’obtint aucune réponse.
Alors, folle d’anxiété… incapable de maîtriser la fièvre qui la dévorait, d’un geste brusque, elle ouvrit les volets et pénétra dans la chambre d’un pas hésitant… Aucun bruit ne se faisant entendre, elle tourna, en tâtonnant, le bouton d’une lampe électrique.
La chambre était vide et le lit non défait.
Sur une chaise, elle reconnut la redingote de Vallières… Sur une table, le chapeau haut de forme, et, dans le tiroir de la table, laissé entrouvert, une perruque grise… une fausse barbe.
En face de ce nouvel événement, Jacqueline crut que la raison allait lui échapper.
Chancelante… à bout de forces… complètement égarée… elle n’eut qu’un cri ou plutôt qu’un gémissement qui exprimait tout le désarroi de sa pauvre âme encore une fois si cruellement meurtrie:
– Mon Dieu!…
Et elle allait se laisser tomber sur un siège, le cerveau vide, tant il s’épouvantait de penser, préférant encore l’incertitude du mystère à la réalité de la douleur… lorsqu’une voix très douce s’éleva près d’elle:
– Que faites-vous là, mon enfant?
C’était Mme de Trémeuse, qui, attirée par les appels de Jacqueline à Vallières, venait d’entrer dans la chambre de son fils.
– Vous, madame!… fit aussitôt la fille du banquier.
Et se réfugiant dans les bras que lui tendait la comtesse, elle fit, toute frissonnante:
– J’ai peur!… J’ai peur!…
– Voyons!… Que s’est-il donc passé? questionnait la grande dame.
D’une voix entrecoupée, Jacqueline expliquait:
– Tout à l’heure, j’étais à ma fenêtre, j’ai distingué nettement… un homme dans le parc… un homme qui ressemblait à celui que j’ai cru voir comme en un rêve… à… je n’ose prononcer son nom… Alors, j’ai voulu appeler Vallières… mais personne ne m’a répondu… Je suis entrée ici… Il n’y avait personne.
Puis, désignant tour à tour, à Mme de Trémeuse, les vêtements, la barbe et la perruque, elle ajouta:
– Voilà ce que j’ai trouvé…
– Ma pauvre enfant, murmura la mère de Jacques, en proie, elle aussi, à un trouble indicible.
Ces simples mots suffirent pour inonder de lumière le cerveau de Jacqueline.
En une seconde, tous les voiles se déchirèrent.
Ce fut la vision complète, la révélation absolue.
Et l’œil hagard, la voix éperdue, Jacqueline fit lentement:
– Vallières… Jacques… Judex!…
La fille du banquier ne s’évanouit pas sous ce choc terrible… elle eut au contraire la force admirable de réagir, dans sa volonté de ne pas mourir, avant de tout savoir, car elle avait compris… que si elle tombait en ce moment, elle ne se relèverait pas… et rassemblant, tendant en un effort suprême toute sa volonté, toute son énergie, elle fit, en joignant les mains et en dirigeant un regard suppliant vers Mme de Trémeuse qui la contemplait avec une expression de protection tendre et de maternelle compassion:
– Madame… je vous en conjure… dites-moi toute la vérité.
– Venez, ma fille…, répliqua simplement Julia Orsini.
Et, tout en soutenant la frêle créature, qui marchait d’un pas automatique, saccadé, elle l’emmena dans sa chambre… et après l’avoir fait s’asseoir sur un canapé… elle s’installa près d’elle… et de cette même voix douce dont elle parlait jadis à ses fils, avant le drame, aux jours de bonheur… elle lui dit:
– Ma chère enfant… écoutez-moi. Vous avez saisi toute la vérité. Vallières… Jacques de Trémeuse… et Judex… ne font qu’une seule et même personne.
– C’est affreux! fit Jacqueline en un sanglot.
– Je comprends ce que vous devez souffrir, reprenait la femme en noir, puisque j’ai cru deviner que vous vous aimiez…
– Madame…
– Pleurez… oh! oui, pleurez en m’écoutant… comme je vais pleurer… comme je pleure déjà moi-même. Car nous allons gravir ensemble notre calvaire. Nous allons porter notre croix toutes les deux!
Et Mme de Trémeuse, belle de toutes les souffrances endurées, oublieuse de toute vengeance et grandie par le pardon, poursuivit: