Ce soir-là, l’idée m’a paru perturbante, comme elle l’a paru sur l’écran à l’Évêque Wilberforce. Je n’avais pas bonne opinion de celui-ci, méchant avec Darwin et dangereux pour la pauvre Emma, mais il m’a inspiré une compassion inattendue tandis qu’il grimpait sur les rochers escarpés du mont Oxford (en réalité un promontoire en amont sur l’Hudson) en espérant abattre l’Évolution et assassiner l’incertitude par-dessus le marché.
C’est la voix de Calyxa qui m’a tiré de mon abattement. Emma Wedgwood a chanté :
… avec tant de cœur, d’une voix si avenante, que j’ai oublié qu’il s’agissait de Julinda Pique à l’écran et me suis imaginé y voir Calyxa, devenant quant à moi Darwin en train de lutter pour sa promise. La comparaison n’était pas insignifiante, car Calyxa était tout aussi menacée par la chute de la présidence de Julian qu’Emma Wedgwood l’avait jamais été par les balles de plomb et les manigances de l’Évêque.
Ces balles et manigances ont été représentées avec astuce et le public a poussé des cris de surprise ou de joie à chaque tournant et rebondissement, aussi m’a-t-il semblé que La Vie et les Aventures du grand naturaliste Charles Darwin de Julian rencontrait un grand succès, qu’il ferait salle comble partout où il serait autorisé, si toutefois il l’était. Mais lorsqu’il s’est achevé, les événements en cours m’inquiétaient au point que je n’ai pas attendu la fin du générique pour déserter l’orchestre et contourner l’écran afin d’accéder aux cabines dans lesquelles travaillaient bruiteurs et acteurs vocaux.
Ce n’était peut-être pas une réaction des plus sages, car des rumeurs d’incendie et d’abdication suscitaient déjà la nervosité du public. Les spectateurs ont été surpris de me voir m’esquiver avec une telle hâte derrière l’écran, sur lequel j’ai projeté de fâcheuses ombres, et quand j’ai trébuché sur une de ces caisses claires utilisées pour imiter les coups de feu, provoquant de ce fait un vacarme qui évoquait le pilonnage annonciateur d’une attaque militaire, le public a fini par cesser d’applaudir pour évacuer la salle, non sans mettre au passage un placeur en danger.
Calyxa a été surprise de me voir, et un peu fâchée que j’eusse abrégé les rappels. Je l’ai toutefois saisie par le bras pour lui dire que nous étions obligés de quitter Manhattan le soir même et que Flaxie se trouvait déjà à bord du Goldwing avec Mme Godwin. Elle a accueilli la nouvelle avec stoïcisme et accepté quelques compliments de ses collègues avant de quitter avec moi le théâtre par l’entrée des artistes.
La foule devant le bâtiment s’était déjà bien dispersée, mais un cordon subsistait pour les membres du groupe présidentiel. Il nous a laissés le traverser.
Sam nous a hélés dès qu’il nous a vus, mais il avait la mine sombre.
« Où est Julian ? ai-je demandé.
— Parti.
— Pour les quais, tu veux dire ?
— Non, je veux dire parti, disparu… Il a quitté le théâtre en douce avec Magnus Stepney pendant l’Acte Troisième, en laissant ce mot à mon intention. »
L’air écœuré, Sam m’a passé le billet de Julian, que j’ai déplié. Visiblement écrit en hâte et d’une main mal assurée, même si on reconnaissait la calligraphie de Julian, il disait :
Cher Sam,
Merci d’avoir essayé à plusieurs reprises de venir m’apprendre le départ imminent du Goldwing pour des eaux étrangères. Je te prie de dire à ma mère et à Calyxa que j’admire le sérieux et la rigueur avec lesquels elles ont préparé cette éventualité. Je ne peux malheureusement me joindre à elles, à toi, à Adam et aux autres pour ce voyage. Je ne serais pas en sécurité en Europe, et ceux qui me sont chers ne le seraient pas davantage tant que je me trouverais en leur compagnie. Des raisons plus personnelles et plus pressantes m’obligent de surcroît à rester.
Si peu satisfaisante que soit cette explication, il faudra t’en contenter. Ne viens pas à ma recherche, s’il te plaît, car rien ne me fera changer d’avis et ta tentative ne pourrait que me mettre en danger.
Je te remercie pour toute la bonté que tu m’as témoignée au fil de si nombreuses années et je m’excuse pour les épreuves que ces actes t’ont trop souvent fait traverser. Merci surtout, Sam, d’avoir remplacé mon père et de m’avoir si utilement guidé même quand je m’opposais à tes conseils. Tes leçons n’ont pas été vaines et je ne t’en ai jamais voulu longtemps. Sois gentil avec ma mère, car je sais que mon absence la bouleversera, et assure-la de mon amour, un amour éternel, s’il existe quoi que ce soit d’éternel.
Remercie aussi Adam pour son amitié sans bornes et ses nombreuses prévenances, et rappelle-lui sa promesse.
Bien à toi,
« Tu sais ce que ça signifie, Adam ?
— Je crois que je comprends, ai-je répondu d’une petite voix.
— Eh bien pas moi ! Foutu Julian ! Ça lui ressemble bien de jeter une chaussure dans les rouages ! Mais cette promesse que je dois te rappeler…
— Pas grand-chose.
— Tu ne veux pas m’en parler ?
— Juste une commission. Escorte Calyxa au Goldwing, je vous y rejoins. »
Calyxa n’était pas d’accord, mais je me suis montré intraitable et elle me connaissait assez bien pour déceler l’acier dans ma voix, aussi a-t-elle cédé, bien que de mauvaise grâce. Je l’ai embrassée en lui disant de faire de même avec Flaxie de ma part. J’en aurais volontiers dit davantage, mais elle était déjà bien assez inquiète.
« Rien qu’une commission, a répété Sam une fois Calyxa installée dans la calèche.
— Qui ne me retiendra pas longtemps.
— Tu n’as pas intérêt. L’incendie s’étend à toute vitesse, paraît-il… même d’ici, on sent la fumée dans le vent. Si les quais sont menacés, nous lèverons l’ancre aussitôt, avec ou sans toi.
— Je comprends.
— J’espère bien. J’ai peut-être perdu Julian, je ne peux rien y faire, mais je ne veux pas te perdre aussi. »
Ses paroles m’ont rempli d’émotion et j’ai dû tourner la tête pour ne pas me mettre dans l’embarras. Sam a pris ma main dans celle qu’il lui restait pour la serrer vigoureusement, puis il est monté rejoindre Calyxa dans la calèche, et quand je me suis retourné, ils étaient partis.
Toute la foule avait disparu aussi. Sans les quelques Gardes républicains toujours en faction, la rue aurait été quasiment vide. Il n’y restait qu’une voiture à cheval le long du trottoir, une voiture aux couleurs de la Branche exécutive.
Lymon Pugh en tenait les rênes. « Je te conduis quelque part, Adam Hazzard ? » a-t-il demandé.
En remontant Broadway, nous avons croisé quelques chariots et charrettes à bras qui s’éloignaient tous du quartier égyptien en feu. Un vent vivifiant balayait en continu les trottoirs déserts, soulevant des pages de l’édition spéciale du Spark et incommodant les mendiants endormis dans les ruelles sombres.